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lesquelles M. de Chateaubriand hésitait et la cause de ses perplexités, qui se prolongèrent jusqu’au moment où il se décida à prendre la route de France, toujours bercé des mêmes espérances, mais en proie aussi à beaucoup d’inquiétudes. Il donnait cours aux unes et aux autres dans la dernière lettre qu’il adressait à Mme Récamier, le jour même de son départ de Rome : « Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme je me suis chargé de lui obtenir une grande liberté, mais me fera-t-on table rase ? Me dira-t-on : Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête ? Non ; on est si loin de me dire une pareille chose que l’on prendrait tout le monde avant moi. » Telle était bien, en effet, la disposition de Charles X. Il ne songeait nullement à rendre M. de Chateaubriand maître de tout, même au prix de sa tête, qui ne lui semblait pas une garantie suffisante.

Quoique bien jeune, j’avais mieux que mon père, qui avait reçu ses confidences, deviné vaguement, mais avec assez de justesse, ce que notre ambassadeur se proposait d’aller tenter à Paris. Ainsi que tout le personnel des secrétaires et des attachés, je m’étais fait un devoir d’accompagner la voiture de notre ambassadeur jusqu’au premier relais de la Storta, à trois lieues de Rome, sur la route de Florence ; j’étais à cheval et, pendant une montée, alors que les équipages allaient au pas, je m’étais approché de la calèche qui suivait immédiatement la berline de voyage de M. de Chateaubriand et j’avais dit à voix basse à M. Belloc, notre premier secrétaire : « Avez-vous idée que notre chef nous reviendra ? Pour moi, il me fait l’effet de partir de Rome comme Napoléon est parti d’Alexandrie et qu’il va, lui aussi, faire son 18 brumaire ; nous risquons de rester ici à manger les bons oignons de la terre d’Egypte. » Au relais, pendant qu’on changeait les chevaux et que nous prenions congé, ne voilà-t-il pas que M. Belloc, nie désignant du doigt, se met à dire : « Est-il bien sûr que nous nous reverrons, monsieur l’ambassadeur ? Voilà M. d’Haussonville qui prétend que vous allez à Paris faire un 18 brumaire et qui d’ailleurs vous souhaite bonne chance. » Je ne savais où me fourrer. M. de Chateaubriand jeta sur moi un regard qui n’était, à coup sûr, empreint d’aucune malveillance, mais dans le sourire qui l’accompagnait, ce qui m’a paru dominer, c’était la surprise d’avoir été deviné.

Afin de clore tout de suite ce qui regarde les relations personnelles, assez insignifiantes, on le voit, et fort espacées, qu’il m’a été donné d’avoir avec M. de Chateaubriand, je raconterai, sans pouvoir donner la date bien précise, comment, dans les premiers jours d’août 1830, et certainement avant le 9 août, j’allai le voir chez lui, rue d’Enfer, afin de lui demander, un peu au nom de mon père,