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prototype de l’Anglo-Saxon, l’homme de fer et de vertu stoïque qui sent que sa cause est perdue et s’y dévoue jusqu’à la mort. On me reproche d’aimer trop les digressions : s’il m’était permis d’en oser une, quel plaisir j’aurais à citer cette scène qui nous montre Talbot et son fils expirant dans les bras l’un de l’autre ! C’est du Shakspeare de la première heure, fleur de jeunesse et d’élégie, drame, poésie, tout y est en abondance, plus la rime continue, qui nous signale la date du morceau : « Enfant, s’écrie Talbot, que viens-tu faire ici ? Malheureux ! tourne bride et va-t’en au galop le plus rapide de ton cheval.

— Moi, fuir quand je m’appelle John Talbot ?

— Fuis, te dis-je ; si je meurs, tu me vengeras.

— Qui serait capable de vous obéir jamais ne vous tiendrait parole.

— Rester, c’est mourir tous les deux.

— A vous alors, à vous, père, de quitter ce champ de carnage où la trahison du régent nous a poussés. Qu’importe que je tombe ici ou là, moi que nul mérite ne recommande ? Ma mort pour les Français ne serait pas un sujet de jactance, tandis qu’à vous, votre gloire vous permet de fuir ; mieux encore, elle vous l’ordonne, puisqu’en fuyant vous porterez la victoire sur un autre point.

— Enfant, je t’adjure de t’éloigner.

— Soit ! fuyons tous les deux.

— Abandonner ces braves gens, cette flétrissure sur ma vieillesse !

— Et ma jeunesse à moi, voulez-vous donc que je la déshonore ?

— Viens, alors, cher enfant, viens mourir et que ton âme s’envole avec la mienne. »

L’instant d’après, nous retrouvons au pied d’un arbre Talbot blessé et finissant d’expirer sur le cadavre de son fils.

« Si York et Somerset fussent venus à la rescousse, la journée eût été plus sanglante pour nous, dit le roi Charles au bâtard d’Orléans, qui lui répond par le récit de la furieuse rencontre où le jeune Talbot a succombé : « Il s’est élancé vers moi, brandissant sa chétive épée ruisselante de sang français. » Et la Pucelle, intervenant, continue, le poing sur la hanche, et de cet air de virago dont Shakspeare l’affuble : « Je le voulais pour moi et m’écriais : « Viens, jeune gars, viens ici qu’une fille te désarçonne ; » mais lui, ironique et superbe : « Le fils du grand Talbot, reprit-il, n’est point un gibier de ribaude ; » et, se jetant dans l’épaisseur des rangs français, il me laissa de côté comme indigne de sa colère. » Cette mort de Talbot, que Shakspeare a poussée aux dernières limites du pathétique, affecte dans Schiller un tout autre caractère, et les gens qui s’intéressent aux parallèles académiques