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expirer sur le théâtre, sa bannière triomphante à la main et les yeux tournés vers le ciel, qui s’ouvre pour la recevoir. L’histoire est généralement bonne fille avec les poètes ; elle a, comme on dit, la manche large, mais il ne faut pas en abuser, car autrement elle se venge.

Je voudrais bien savoir ce que Schiller eût pensé lui-même d’un auteur qui, traitant le sujet de Marie Stuart, se serait mis en tête d’épargner l’échafaud à la reine d’Ecosse et de la faire mourir par le poignard d’un assassin ou par un simple suicide ? De telles déviations sont inexplicables ; cela s’appelle pécher contre le Saint-Esprit ou du moins contre l’idée universelle que représente tout grand fait historique. En pareil cas, le droit de l’histoire prime tous les droits de l’imagination et, sans le procès de Rouen, sans le bûcher, il n’y a point de Jeanne d’Arc. Schiller, du reste, n’avait pas attendu qu’on le lui dit ; une de ses lettres, et bien curieuse, va au-devant de l’objection : « J’avais, dans l’origine, conçu trois plans sur le sujet, écrivait-il après la publication de son drame (20 novembre 1801) et, n’étaient le manque de temps et les pressantes exigences de la vie, j’eusse aimé les exécuter tous les trois, l’un après l’autre. L’époque est si passionnante : ces mœurs barbares dans le peuple, cette cour dissolue, ces Anglais, ces Bourguignons-Anglais, toujours à l’attaque, ce dauphin toujours au plaisir ; misère, brigandage, affolement, et, dominant tout de sa résolution, de son inspiration, la plus belle âme qui soit sortie des mains de Dieu ! — Je sens aujourd’hui les défauts de ma pièce. Je n’ai pas assez insisté sur les contrastes ; mon dauphin n’est qu’un efféminé, j’ai mal fait de vouloir le rendre intéressant dans sa mollesse, je me reproche aussi l’absence du bûcher : il eût fallu que Jeanne fût brûlée à Rouen… » C’est seulement par ces coups d’ensemble qu’on se juge ; en se lisant imprimé, s’il s’agit d’un livre, et s’il s’agit d’une œuvre de théâtre, en se voyant « aux chandelles. » Là, plus d’illusion possible, les fautes vous crèvent les yeux, mais la Némésis des poètes veut qu’alors il ne soit plus temps pour les corriger. Un Allemand de beaucoup d’esprit et de littérature, Dingelstedt, a relevé les diverses indications de Schiller et tracé même, en les fusionnant, une sorte de programme pour servir à la confection d’une tragédie-modèle de Jeanne d’Arc.

On nous montre Schiller modifiant son style dès le prologue d’un sentimentalisme idyllique désormais hors de saison. C’est en robuste compagnonne que la Pucelle nous doit apparaître. Un loup sorti de la forêt des Ardennes ravageait la contrée. Jeanne, à grands coups de sa houlette, l’a tué ; et, mordue au bras, la bête féroce étendue raide sous ses pieds, des bergers l’entourent, admirant, incertains : héroïsme ou sorcellerie ? La question se pose dès l’entrée. Elle, pourtant, farouche, ensanglantée, n’hésite pas ; dans ce loup