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réquisitoires servent de soupape de sûreté. On a lu et approuvé, on est quitte envers sa conscience, et il n’en est pas autre chose[1]. » — Tel dévot thibétain, pour se dispenser de réciter lui-même ses prières, les écrit une fois pour toutes sur les ailes d’un petit moulin que fait tourner une eau courante, et pendant que son moulin prie pour lui, il cultive son champ ou vaque à ses occupations domestiques. Les Anglais chargent leurs journalistes de se fâcher et de tempêter pour tout le monde, ils leur donnent procuration à cette fin, et, ce devoir rempli, ils sont à l’aise pour raisonner froidement sur les effets et les causes. C’est ainsi que les journaux par leurs violences travaillent à la tranquillité du royaume.

L’Angleterre laisse ses journalistes et ses orateurs jeter feu et flamme contre le ministère libéral, qu’ils accusent d’avoir forfait à l’honneur. Elle se contente, pour sa part, d’assister aux événemens avec une mélancolique résignation. Elle se dit que le bon sens lui commande de s’accommoder aux temps, de prendre philosophiquement son parti des contrariétés, des disgrâces qu’elle essuie, que le dépit et l’entêtement sont de sots conseillers ; qu’après tout, quelques fautes qu’il ait pu commettre, M. Gladstone a raison de transiger avec les choses et avec les hommes. Elle reconnaît qu’on a fait de fâcheuse besogne dans la vallée du Haut-Nil ; mais elle considère que les repentirs les plus prompts sont les meilleurs, qu’il faut liquider au plus vite et dans les meilleures conditions possibles une entreprise manquée. On avait dit et répété bien souvent que, s’il arrivait malheur à Gordon, si un seul cheveu tombait de cette tête sacrée, c’en serait fait du ministère. Ce généreux et mystique aventurier a péri misérablement à Khartoum, et le ministère est encore debout. Non-seulement la mort de Gordon ne sera pas vengée ; mais, après le Soudan, on évacuera peut-être la Nubie avec l’assentiment de la nation. Le marquis de Salisbury donnait lui-même à entendre que, si son parti revenait au pouvoir, il évacuerait le Soudan, lui aussi. C’est une sagesse dure à pratiquer ; mais, vaille que vaille, c’est de la sagesse.

L’Angleterre a su reconnaître également que, pour peu que les Russes s’y prêtent, il faut s’accommoder avec eux au prix de pénibles concessions, que les conjonctions des astres ne sont point favorables, qu’il serait absurde d’affronter sans alliés les hasards d’une grande guerre qu’on n’a pas préparée, faute de l’avoir prévue. L’Angleterre sait qu’elle ne peut compter sur les Italiens, peu disposés à courir des aventures ; elle sait que la Turquie se réserve, que l’émir lui-même est un de ces amis équivoques et douteux qui entendent qu’on leur sache gré du mal qu’ils ne vous font pas et qui, au moment décisif,

  1. Society in London, by a foreign Résident. Londres, 1885.