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Bismarck en serait charmé et fêterait peut-être le joyeux avènement de lord Salisbury en lui faisant des concessions en Égypte. Mais les Russes ont peu de goût pour le noble marquis ; ils n’oublieront pas de si tôt certains réquisitoires qu’il a prononcés dernièrement, et ils auraient beaucoup de peine à s’entendre avec lui. M. Gladstone est mal vu à Berlin, mais on le considère à Saint-Pétersbourg comme la moitié d’un ami, et on lui fera de meilleures conditions qu’à tout autre. Les Anglais auraient grand tort de se priver en ce moment de ses précieux et indispensables services. Aussi les voit-on, d’un commun accord, souhaiter qu’il reste en charge. Ils le soutiennent et ils L’accusent, lui demandant compte des désagrémens qu’il leur cause, des mortifications qu’il leur attire. Tout à la fois ils récriminent avec aigreur contre lui, le décrient, le dénigrent et lui donnent raison ; ils le déclarent tour à tour le plus coupable et le plus nécessaire des hommes ; ils enragent de devoir l’aimer.

L’Angleterre a pour M. Gladstone les sentimens que peuvent avoir des voyageurs pour un guide malavisé, qui les a conduits dans un mauvais pas et qui peut seul les en faire sortir ; ils l’étrangleraient volontiers et ils font des vœux ardens pour sa conservation. La mauvaise humeur est toujours injuste, et ceux qui accablent M. Gladstone d’épigrammes et d’invectives négligent de se demander si la fatalité des circonstances ne lui sert pas d’excuse, si un autre à sa place se serait mieux tiré d’affaire. On oublie aussi que les fautes qu’il a pu commettre en Égypte, il les a commises malgré lui, par un excès de condescendance pour l’opinion publique, qu’il s’est engagé pour lui plaire dans des entreprises qu’il réprouvait, qu’il a sacrifié ses convictions à celles de ses amis et même de ses ennemis, et que ceux qui lui reprochent aujourd’hui ce qu’il a fait étaient les plus âpres à l’accuser de ne rien faire.

Quand Gulliver était chez les Houyhnhnms, il entreprit de leur expliquer ce que c’était qu’un premier ministre du libre royaume d’Angleterre : « Représentez-vous, leur disait-il, un personnage exempt de joie et de chagrin, d’amour et de haine, de colère et de pitié. Il ne connaît pas d’autres passions que la soif des richesses, du pouvoir et des grandeurs. Il fait servir sa parole à tous les usages, sauf à révéler sa pensée. Il ne dit jamais un mensonge sans s’arranger pour lui donner un air de vérité, ni une vérité sans vous insinuer que vous devez la prendre pour un mensonge. Les gens dont il médit derrière leur dos sont les plus sûrs d’obtenir de lui de l’avancement et des faveurs ; ceux qu’il loue peuvent se considérer comme des hommes pendus. La pire marque d’attention qu’il puisse vous accorder, c’est une promesse confirmée par un serment. S’il a juré et que vous soyez sage, retirez-vous bien vite, en renonçant à toute espérance. » Aucun ministre