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« Les productions littéraires, nous dit-il, tout le monde le comprend ou devrait le comprendre aujourd’hui, sont, comme tous les faits historiques, des phénomènes soumis à des conditions. Comprendre ces phénomènes dans leurs caractères multiples, assigner à chacun d’eux 6a date et sa signification, en démêler les rapports, en dégager enfin les lois, telle est la tâche du savant… La psychologie historique, qui est l’examen de conscience de l’humanité, ne se développe que grâce à une infinité de recherches extrêmement précises et souvent extrêmement ténues… Grâce à la minutieuse exactitude, à la méthode sévère, à la critique à la fois large et rigoureuse qu’on exige maintenant de ceux qui font de l’histoire littéraire, celle-ci pourra bientôt présenter à la science dont elle dépend, et qui n’est elle-même qu’une auxiliaire de la psychologie proprement dite, un tribut vraiment utile et prêt à être utilisé. « Voilà donc qui est entendu. L’esthétique et la critique, acharnées à la recherche de l’objet propre de la littérature ou de l’art, ont fait jusqu’ici fausse route. D’un poème ou d’un roman, comme d’une fresque ou d’un oratorio, le fond seul est tout, et la forme rien. Et si l’on ne dit pas précisément que Michel-Ange ait peint la chapelle Sixtine ou que Dante ait composé sa Divine Comédie pour transmettre aux âges futurs un document certain sur la psychologie des hommes de la Renaissance ou du moyen âge, on incline sans doute à le croire, on le dira prochainement, et en attendant, Michel-Ange et Dante, on les traite, pour ne pas dire que l’on s’en sert, exactement comme.si l’on le pensait.

On ajoute, il est vrai, pour atténuer ce qu’une telle méthode a d’excessif, que « de tous les faits qui constituent l’histoire, il n’en est pas qui se comparent, pour l’instruction qu’ils contiennent, à ceux dont se compose l’histoire littéraire. » Mais cela même devient une aggravation plutôt qu’une atténuation des dangers de la méthode. Car si les vrais grands hommes sont d’assurés témoins des croyances et des sentimens de leur temps, ils le sont surtout des leurs, au lieu que de moins grands mettent bien moins de leur personnalité dans leur œuvre, et bien plus de l’esprit de leur siècle. C’est ici le secret de certaines réputations que l’on a relevées sur ce seul fondement ; c’est le secret de la particulière estime que l’on professe pour la littérature du moyen âge, avec, ou pour tous ses défauts ; c’est le secret de cette admiration qui s’est détournée, presque dans tous les arts, des grands maîtres vers les primitifs ; et c’est enfin celui de l’indifférence étrange que témoignent pour la littérature quelques-uns des hommes les plus lettrés de ce temps.

En veut-on ici quelques exemples ? J’en emprunterai le premier à M. Taine. « Quand je lis les romanciers français du XVIIIe siècle, nous dit-il dans son Ancien Régime, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel,