Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/702

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fin funeste, prend des airs de tragédie, et rien de plus. Or les idylles ne sont pas faites pour être exposées à la rampe : chez nous, à loisir, nous nous régalerons sans doute à lire ces jolies phrases ; au théâtre, nescio vos. » Je me défie volontiers de ces gens qui demandent à emporter les pièces chez eux pour en jouir plus à l’aise : il n’y aura là personne pour les surveiller, et je crains que, dès la seconde page, ils ne ferment la brochure. Les dieux qu’on aime sincèrement, on les honore en public presque aussi bien que chez soi, et cette prétendue piété domestique ne me dit rien qui vaille : c’est une excuse des libertins. Mettez que l’Arlésienne soit une idylle : si elle est bonne, sera-ce un plaisir si fastidieux que de l’entendre déclamer sur la scène ? Sera-ce un divertissement si pénible que de voir s’animer ses personnages dans de beaux décors ? Pour moi, je m’accommoderais de cette corvée plutôt que d’une lecture à domicile de maintes pièces tolérées sur les planches : ce qui est médiocre à sa place n’est pas supportable ailleurs ; mais ce qui est excellent quelque part est agréable partout.

Cependant, si l’Arlésienne est un poème, je soutiens que c’est un poème dramatique. Une idylle, soit ! puisque les héros et le lieu de l’aventure sont agrestes ; mais il en est de plusieurs sortes : Hermann et Dorothée, par exemple, est une idylle épique ; l’Arlésienne est dramatique, ou ce mot n’a plus de sens.

N’est-ce pas un drame, c’est-à-dire une action morale, que la lutte de l’amour et de l’honneur dans une âme ? N’est-ce pas un drame que le progrès de la passion arrêtée un temps par la raison et poussant plus loin ses ravages, précipitée après ce répit, comme par un ressort qui se débande, jusque dans la mort où elle s’abîme ? Or voilà précisément l’essence de l’Arlésienne. Un garçon de vingt ans, Frédéri, le fils d’une fermière de la Camargue, s’est épris d’une fille d’Arles. Son mariage est résolu quand il apprend que la belle, depuis deux ans, est la maîtresse du maquignon Mitifio. Il renonce à elle, mais il ne cesse pas de l’aimer : il souffre, et tantôt il lutte contre son mal, tantôt il s’y complaît ; il repousse la pudique tendresse de Vivette Renaud, sa petite amie, qui ne demande qu’à le consoler. Sa mère, Rose Mamaï, et son grand-père, Francet, le voyant dépérir, offrent d’accepter l’indigne femme pour leur bru ; tenté un moment, il fait effort sur lui-même, il se dompte, il refuse. Touché par le sacrifice de ces honnêtes gens, il leur offre le sien ; même, emporté par son élan, exalté comme par le coup de talon du plongeur qui a touché le fond, il éprouve subitement la tentation contraire, celle du bien, et il y cède : il épousera Vivette. Hélas ! après ce ressaut, un autre était à craindre : ainsi va la volonté humaine lorsqu’elle n’est plus que passion. Le venin avait pénétré dans le sang ; le remède essayé ne fait que le pousser et