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purs que l’art classique approuve ; on ne nous effraie pas, au risque de nous dégoûter, par la vue de ce cadavre écrasé sur la pierre : c’est l’épouvante de Rose Mamaï que nous ressentons par contre-coup, c’est le mouvement d’une âme qui se communique aux nôtres à la fin comme dans toute la suite de cette tragédie.

Elle n’est donc pas si indigne de ce beau titre, cette esquisse théâtrale de M. Alphonse Daudet, ni composée par un dramaturge si négligent et si malhabile. D’ailleurs, elle est composée par un poète dont la poésie n’est pas inutile au drame. Est-ce un effet du hasard que cette histoire de la chèvre de M. Seguin, placée au commencement de l’ouvrage comme le récit du rêve de Pauline au commencement de Polyeucte ? Une légende contée à ravir, voilà d’abord ce qu’elle est ; mais une légende symbolique aussi, qui résume l’action par avance, et dont le rappel, au dénoûment, sera comme un écho attendu. Un peu plus loin, n’est-ce pas un groupe imaginé heureusement, que celui de l’aîné qui se ronge le cœur, après tant d’insomnies, à relire les lettres qui lui prouvent son infortune, et du cadet qui s’endort à ses genoux en marmottant quelques phrases d’une fable ? Hélas ! pauvre humanité ! Celui qui s’élève au-dessus de la brute veille dans les larmes ; celui qui repose n’est guère supérieur en dignité aux troupeaux qui paissent alentour. Et à mesure que la stupidité de celui-ci va s’éclaircir, la folie de l’autre deviendra plus intense. La superstition populaire veut que l’innocent porte bonheur à la maison : le cadet guéri, c’est l’autre condamné. N’est-elle pas philosophique et toute moderne cette expression d’une vieille et naïve croyance ? Le poète rend perceptible cette vérité que la raison humaine est un point entre la condition de la brute et celle du fou. D’autre part, la forme qu’il lui donne n’est-elle pas scénique et dramatique ? Rien de mieux disposé pour la rampe que ce groupe des deux frères, ni de plus intéressant pour le spectateur que le progrès de l’un et de l’autre vers un nouvel état moral.

Mais où je reconnais le mieux que la pièce est aménagée par un poète, c’est à la rencontre du berger Balthazar et de la grand’mère de Vivette. Ils se sont aimés, voilà tantôt cinquante ans, et séparés pour ne pas faillir ; et tout à l’heure encore, si Balthazar parlait de ce passé, des larmes lui remplissaient les yeux. Voici que la grand’mère Renaud arrive pour les fiançailles de sa petite-fille ; elle est touchée déjà par la vue de cette maison, où elle n’a pas voulu revenir depuis si longtemps : « Est-il Dieu possible, dit-elle avec un petit rire, que du bois et de la pierre vous remuent le cœur à ce point-là ! » Un plaisant amène le vieux devant elle : « Et celui-là, est-ce que vous le reconnaissez ? — Mon Dieu ! murmure-t-elle, mais c’est Balthazar ! » Et lui gravement : « Dieu vous garde, Renaude ! » Et elle, se répétant, les mains jointes,