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fait que s’accentuer, il est arrivé par une tension étrange à ne créer qu’un monde factice où tout est grossi, démesuré, où la vie humaine se résume le plus souvent dans une perpétuelle opposition de l’ombre et de la lumière, du bandit et de l’empereur, du laquais et du roi, de la courtisane et de la grande dame, de la difformité physique et de la beauté morale : œuvre toujours merveilleuse assurément, mais où il a fallu quelquefois tout l’éclat d’une incomparable poésie pour déguiser l’artifice obstiné d’une imagination enivrée de sa force.

Le génie n’est point certes ce qu’on peut mettre en doute chez Victor Hugo, et avec tous ses dons qui n’ont jamais eu plus d’éclat que dans sa dernière grande œuvre, dans la Légende des siècles, il est resté jusqu’au bout un des représentans souverains de notre poésie. Qu’avait-il vraiment à faire dans la politique, où l’imagination n’est pas toujours le plus sûr des guides, où tout est livré aux passions et aux contestations vulgaires ? Aurait-il été moins grand en se tenant en dehors de toutes ces mêlées des partis, en restant dans sa sphère inviolable de poète inspiré ? On peut certainement rêver pour un tel génie une autre destinée, la destinée d’un Goethe vieillissant paisible et respecté à Weimar. Goethe, il est vrai, avait moins d’occasions de se laisser tenter, et il eût été un peu embarrassé de se créer un autre rôle politique que celui de conseiller privé d’une petite cour dans l’Allemagne d’autrefois ; il l’eût peut-être aussi dédaigné ! Il tenait à l’équilibre de sa vie et de son esprit. Il se contentait, après avoir illustré sa patrie par ses œuvres, de vieillir dans sa ville, dévoué à l’étude, s’intéressant à tout, même à Victor Hugo, qui commençait alors, honoré dans sa retraite comme une des gloires nationales de l’Allemagne. Son génie, loin de diminuer pendant ces années, avait gardé sa puissance et se répandait en œuvres nouvelles. Il n’était pas oublié dans sa glorieuse solitude : Allemands et étrangers accouraient à Weimar pour le voir. On recueillait ses conversations, ses jugemens, dont rien ne troublait la sérénité. Il ne cessait d’être consulté comme un oracle, et la mort de ce puissant génie qui s’éteignait à l’âge le plus avancé, loin du bruit, dans une petite ville allemande, ne laissait pas d’être, elle aussi, un événement qui retentissait en Europe. Placé dans d’autres conditions, sans se dérober aux émotions d’un grand pays souvent troublé, Victor Hugo aurait pu encore se créer une vie d’indépendance supérieure en restant tout entier à la poésie et à l’art. Il ne l’a pas fait, il ne s’est pas laissé tenter par l’exemple d’un Goethe. Il a préféré se mêler aux partis, s’associer à leurs passions et à leurs colères, partager leurs épreuves, subir les misères de l’exil, braver au retour le danger de solidarités quelquefois étranges. Il y a gagné peut-être de trouver dans l’amertume de l’exil l’inspiration irritée et vengeresse qui a fait les Châtimens, il y a gagné aussi, si l’on veut, une certaine popularité bruyante, équivoque et éphémère. Il y a perdu