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Il n’y avait point de fusion à espérer entre des races ennemies : aucune tribu afghane ne consentirait à se laisser enlever sa station d’été ; aucune tribu turcomane ne renoncerait à sa station d’hiver. Ces idées, défendues par M. Lessar, ont fini par prévaloir ; mais elles furent d’abord repoussées absolument par lord Granville. Le ministre anglais y soupçonnait un piège : il craignait que la Russie ne voulût abuser de la multiplicité et du mélange des races dans une région où de si nombreuses révolutions se sont accomplies, et que, le principe admis, elle ne revendiquât comme turcomanes des populations soumises à l’émir de Caboul. Il admettait que les Russes conservassent la possession de Merv et de la route de Merv à la Caspienne, mais il maintenait l’opinion déjà émise par lui qu’il fallait laisser entre la limite des possessions russes et les limites incontestables de l’Afghanistan une zone neutre : les tribus établies dans cette zone relèveraient nominalement de l’émir, mais, en réalité, seraient indépendantes. M. Lessar objectait que la guerre serait l’état permanent de cette prétendue zone neutre ; qu’aucune force humaine n’empêcherait les montagnards afghans de venir au secours des Afghans de la plaine, et les Turcomans des possessions russes de prendre parti pour les tribus de leur race : les collisions que l’on croyait prévenir entre les sujets de l’émir et les sujets russes seraient, au contraire, continuelles.

Pendant que cette discussion se poursuivait infructueusement à Londres, on apprit qu’après deux sommations demeurées sans résultat, le général Komarof avait expulsé de Penjdeh les troupes afghanes, les avait refoulées sur Bala-Mourghab et, le lendemain du combat, était rentré dans ses cantonnemens de Poul-i-Khisti. Ce fut alors que la paix courut un sérieux danger. S’il avait été démontré que, le jour où il frappait ce coup hardi, le général Komarof avait déjà reçu les instructions officielles de son gouvernement, l’opinion publique, en Angleterre, aurait cru à l’envoi simultané d’instructions secrètes ; elle aurait accusé la Russie de mensonge et de perfidie, et il eût été difficile de l’apaiser. D’un autre côté, si le gouvernement anglais avait persisté à mettre en doute la parole du général Komarof et à réclamer une disgrâce qui eût été une injustice à l’égard de cet officier général et une humiliation pour l’armée russe, la guerre eût infailliblement éclaté. C’est la certitude de ce dénoûment qui le prévint en imposant aux deux gouvernemens la modération et la circonspection nécessaires. En même temps, cet incident fit comprendre à Londres la nécessité d’en finir au plus tôt avec la question de la délimitation, de renoncer par conséquent, à l’emploi d’une commission mixte, et de négocie directement avec Saint-Pétersbourg. Dans cette négociation directe,