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que l’adversaire des Russes ? Il sait bien qu’il n’est pour les Anglais qu’un instrument qui serait bientôt rejeté, s’il cessait d’être utile : il n’a donc point de reconnaissance à leur garder ; il connaît les sentimens de son peuple pour eux, et il les partage. Un voyageur américain, M. Eugène Schuyler, eut avec lui, à Samarcande, en 1874, un long entretien : « Abdurrhaman, rapporte M. Schuyler, se déclarait certain que la population entière se prononcerait pour lui, parce que Shire-Ali était détesté par tous les Afghans à cause de sa complaisance pour l’Angleterre. Je lui demandai si le subside accordé à Shire-Ali par les Anglais avait quelque influence sur les sentimens des Afghans. Il me répondit que, quant à les bien disposer pour l’Angleterre, ce subside n’avait aucun effet, bien qu’il pût exercer une influence sur Shire-Ali personnellement. Les Anglais auraient beau donner à l’Afghanistan la totalité des revenus de l’Inde, le peuple ne les en aimerait pas davantage. Je lui demandai alors si, dans le cas d’une guerre entre l’Angleterre et une autre puissance, les Afghans seraient disposés à se joindre à une attaque contre l’Inde. Il répondit que si l’assurance était donnée aux Afghans qu’une attaque allait être dirigée contre les Anglais dans l’Inde, et qu’ils fussent convaincus que, cette attaque n’était pas dirigée contre l’Inde, mais contre la domination anglaise dans l’Inde, ils y prendraient part volontiers sans aucun subside, et sans qu’il fût nécessaire de les presser beaucoup. » Ces sentimens du peuple afghan pour les Anglais n’ont pas changé, ainsi que l’attestent les précautions qu’il a fallu prendre pour protéger la commission anglaise de délimitation. Dira-t-on que celle répulsion et cette haine s’étendent à tous les infidèles ? Les Russes ne les inspirent certainement pas au même degré, car c’est dans l’Asie centrale elle-même qu’ils ont toujours recruté les troupes à l’aide desquelles ils l’ont conquise ; et ils ont déjà dans leur armée des corps de cavalerie turcomane. Le général Sobolef écrivait dans son célèbre article : « Que les Anglais comparent la façon dont la Russie gouverne l’Asie centrale avec leur administration dans l’Inde, ils apercevront bien vite pourquoi la Russie exerce un tel prestige en Asie et pourquoi les Hindous haïssent la domination anglaise et mettent en la Russie l’espoir de leur délivrance. La Russie laisse aux indigènes pleine liberté de suivre leurs usages, et, non-seulement elle ne surcharge pas ses sujets de nouvelles taxes, mais elle leur accorde les exemptions et les privilèges les plus étendus. L’Angleterre est un vampire qui suce jusqu’à la dernière goutte de sang de l’Inde. » Tout n’est pas exagération dans ce tableau. L’administration russe est certainement un grand bienfait pour l’Asie centrale ; en assurant le rétablissement et l’entretien des canaux d’irrigation, elle a fait renaître