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de l’évêque Strossmayer, dont il m’apporte une lettre de bienvenue. « Donnez-moi votre bulletin, me dit-il, mon pandour soignera vos bagages. — Mais, lui répondis-je, je n’ai d’autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je porte à la main. C’est le vrai moyen de n’en jamais être séparé. Vous devez m’approuver de suivre à la lettre la devise du philosophe : Omnia mecum porto. » — Sur un signe de l’abbé, le pandour s’approche respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend mes effets. Je rapporte ce menu détail, parce qu’il me rappelle un mot de M. de Lesseps. Il y a trois ans M. de Lesseps était venu à Liège nous parler du canal de Panama. J’étais délégué pour le recevoir à la gare. Deux jours avant, il avait parlé à Gand. Dans l’intervalle, il avait couru à Londres et il en revenait de son pied léger. Il descend de voiture, portant une valise et un gros paletot quoiqu’on fût en juillet. « Veuillez monter en voiture, lui dis-Je ; j’aurai soin de vos bagages. — Mais je n’en ai jamais plus que je n’en puis porter moi-même, répond-il. L’an dernier, votre roi, que j’aime et que je vénère, m’invite à loger au palais de Bruxelles. Il envoie à ma rencontre un officier d’ordonnance, une voiture de la cour et un fourgon. Après m’avoir salué, l’aide-de-camp m’indique la voiture de service pour mes gens et mes bagages. Je lui dis : « Mes gens, je n’en ai pas, et quant à mes bagages, les voilà. Je les porte à la main. » L’officier parut surpris, mais le roi m’aurait compris. » Domestiques et grosses malles sont des impedimenta. Moins une armée en traîne à sa suite, mieux elle fait la guerre. Il en est de même du voyageur.

Ce prêtre accompagné de ses pandours, c’est bien l’image de la Hongrie d’autrefois, où magnats et évêques entretenaient une véritable armée de serviteurs, qui les gardaient en temps de paix, et qui, en temps de guerre, montaient à cheval avec leurs maîtres ; c’étaient là ces fameux hussards qui ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse : Moriamur pro rege nostro, et qui, en 1848, auraient détrôné ses descendans sans l’intervention de la Russie. A. la sortie de la gare, une légère victoria découverte nous attend. L’attelage est de toute beauté : quatre chevaux gris pommelé, de la race de Lipitça, c’est-à-dire de ce haras impérial situé près de Trieste, en plein Karst, dans cette région étrange, toute couverte de grandes pierres calcaires qui, éparpillées au hasard, ressemblent aux ruines d’un édifice cyclopéen. De sang arabe, mais avec adjonction de sang anglais pour leur donner de la taille, les chevaux s’y fortifient les poumons à respirer un air sec, qui devient très âpre quand souffle la bora, et les jarrets à gravir les rochers et les pentes. On les recherche pour les officiers de cavalerie. Nos quatre jeunes