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simple cultivateur, elle occupe une maison de paysan un peu mieux soignée que les autres. A la différence des villages hongrois, les maisons présentent du côté de la route, non leur pignon, mais la face antérieure dans le sens de la longueur. La façade, avec la vérandah sur colonnettes de bois, regarde la cour, où erre la collection habituelle des divers volatiles. Toutes les habitations du village sont, comme celles-ci, plafonnées et récemment blanchies à la chaux, de sorte qu’on ne peut voir si elles sont construites en briques d’argile séchée ou en torchis. Elles sont toujours posées sur un soubassement en pierres. La chambre où la veuve nous reçoit est le salon et en même temps la chambre à coucher des hôtes étrangers. Sur les murs soigneusement blanchis, des gravures enluminées représentent des saints et des épisodes bibliques. Aux fenêtres des rideaux de mousseline ; deux grands lits avec force matelas, recouverts d’une grosse courtepointe d’ouate capitonnée en indienne à ramage rouge et noir ; sur la table un tapis de lin brodé de dessins en laine de couleurs très vives ; un grand sopha et quelques chaises en bois, voilà le mobilier. La veuve ne porte plus le costume pittoresque du pays, mais une jaquette et un jupon en cotonnade violette, comme les femmes de la campagne dans la France du Nord. Elle ne parle que le croate et pas l’allemand. Je l’interroge, par l’entremise de son fils, sur les zadrugas.

« Dans ma jeunesse, dit-elle, la plupart des familles restaient unies et cultivaient en commun le domaine patrimonial. On se soutenait, on s’entr’aidait. L’un des fils était-il appelé à l’armée, les autres travaillaient pour lui, et comme il savait que la place à la table commune l’attendait toujours, il y revenait le plus tôt possible. Aujourd’hui, quand la zadruga est détruite et que nos jeunes gens partent, ils restent dans les grandes villes. Le foyer, avec ses veillées en commun, avec ses chansons, avec ses fêtes, ne les rappelle plus. Les petits ménages, qui vivent seuls, ne peuvent pas résister à une maladie, à une mauvaise année, maintenant surtout que les impôts sont si lourds. Arrive un accident, ils s’endettent et les voilà dans la misère. Ce sont les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et sages institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des étoffes, des souliers qui sont apportés par les colporteurs ; pour en acheter, il leur faut de l’argent ; elles se fâchent si le mari, travaillant pour la communauté, fait plus que les autres. S’il gardait tout pour lui, nous serions plus riches, pense-t-elle. De là des comptes, des reproches, des querelles. La vie de famille devient un enfer ; on se sépare. Il faut alors pour chacun un feu, une marmite, une cour, un gardien pour les animaux. Puis, les soirs d’hiver, c’est l’isolement. Le mari s’ennuie et commence à aller au