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pouvoir contenir les fidèles du Djakovo de l’avenir. Elle est bâtie en superbes briques de premier choix, d’un grain très fin et d’un rouge vif, comme celles de l’époque romaine. Les encadremens des fenêtres et les moulures sont en pierre calcaire apportée d’Illyrie. Les marbres de l’intérieur viennent de la Dalmatie. On devine ce qu’a dû coûter le transport, qui, depuis le Danube ou la Save, a dû se faire par chariots. Le style de l’édifice est italo-lombard très pur. Tout l’intérieur est polychrome et pointa fresque par les Seitz père et fils. Les sujets sont empruntés à l’histoire sainte et à celle de l’évangélisation des pays slaves. Christianisme et nationalité, c’est la préoccupation constante de Strossmayer. Le maître-autel est surtout très bien conçu. Il est en forme de sarcophage. Au-dessus, s’élève, comme dans les basiliques de Rome, une sorte de baldaquin, soutenu par quatre colonnes monolithes d’un beau marbre de l’Adriatique, avec des bases et des chapiteaux en bronze. Tout est d’un goût sévère : ni oripeaux, ni statues habillées comme des poupées, ni vierges miraculeuses. On est au XIIe siècle, bien avant que les jésuites aient matérialisé et paganisé le culte catholique.

L’évêque me conduit dans la crypte. Des niches ont été réservées dans l’épaisseur du mur ; il y a transporté les restes de trois de ses prédécesseurs. Sur la pierre, rien qu’une croix et un nom ; une quatrième dalle n’a pas d’inscription : « C’est là ma place, me dit-il ; ici seulement je trouverai du repos. J’ai encore beaucoup à faire ; mais il y a trente-trois ans que je suis évêque, et l’homme, comme l’humanité, ne peut jamais espérer d’achever son œuvre. » Les paroles de Strossmayer me rappellent la sublime devise d’un autre grand patriote, l’ami du Taciturne, l’un des fondateurs de la république des Provinces-Unies, Marnix de Sainte-Aldegonde : Repos ailleurs. En sortant, je remarque un vieux mur crénelé envahi par le lierre. C’est tout ce qui reste de l’ancien château-fort, brûlé et rasé par les Turcs. Quand on trouve ainsi à chaque pas les traces des dévastations commises par les bandes musulmanes, on comprend la haine qui subsiste au cœur des populations slaves.

Au dîner, qui a lieu au milieu du jour, on parle du mouvement national en Dalmatie. « J’ai reçu la nouvelle, dit l’évêque, qu’aux élections récentes des villes dalmates, les candidats slaves l’ont emporté sur les Italiens. Il devait en être ainsi ; le mouvement des nationalités est partout irrésistible, parce qu’il est favorisé par la diffusion de l’instruction. Naguère les Italiens dominaient à Zara, à Spalato, à Sebenico, à Raguse. Ils représentaient la bourgeoisie, mais le fond de la population est complètement slave. Tant qu’elle a été ignorante et comprimée, elle n’avait rien à dire ; mais dès qu’elle a eu quelque culture intellectuelle, elle a revendiqué le pouvoir politique, qui de droit lui revenait. Elle l’obtient aujourd’hui. Et