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présentera comme naturellement bravo, et, couronnement logique d’une société idolâtre de la matière, le droit et la force auront tous deux, pour expression suprême, le nombre.

Il n’y a pas à rechercher quelle force une telle armée opposera à un ennemi extérieur. Dire qu’elle comptera seulement des réserves et que ces réserves seront formées de conscrits, n’est-ce pas avoir tout dit ? Mais quand, par un bonheur nouveau dans l’histoire, une nation sans défense cesserait d’être une proie, quand la France pourrait compter sur une paix garantie par sa faiblesse, l’avenir ne serait pas assuré. Les guerres les plus menaçantes pour une démocratie sont les guerres civiles. Le siècle présent aux luttes politiques ajoute les luttes sociales. Dans le monde, où nulle autorité n’existe qui ait été édifiée en commun et que le respect de tous maintienne la paix publique a pour garant la force, et la force est l’armée. Un jour peut se lever où dans les hommes de désordre la crainte sera moindre que la haine. Comment la société se défendra-t-elle, si pour soldats elle a des citoyens, quand au lieu d’esprit militaire ils auront des opinions ? Devant l’émeute, qui étonne le courage des meilleures troupes, seront-ils même unis ? Ne mettront-ils pas leur fidélité à servir chacun sa faction ? Si leur unité se brise, l’anarchie triomphe. Non que l’erreur l’emporte toujours dans les consciences, mais autre chose est d’adhérer au bien dans le secret du cœur, autre chose de le soutenir dans le péril. Sauf de rares et héroïques réveils, l’honnêteté est mêlée dans l’homme d’indolence, il semble qu’il y ait dans la vertu une lassitude, et seuls sont infatigables les ouvrière du mal. C’est pourquoi il faut dans un état une force qui dispense les bons d’assurer eux-mêmes l’ordre ; c’est assez pour eux de le vouloir. Si cette force s’affaiblit ou disparaît, la lutte qui s’engage n’est pas longue. Après quelques élans honorables, la multitude déconcertée des honnêtes gens se soumet au joug des minorités audacieuses. Voilà pourquoi la démagogie pousse avec une ardeur si persévérante à la ruine de l’armée. Elle sait pour qui elle travaille : chaque coup porté aux traditions militaires ouvre une brèche dans le rempart qui défend contre elle la société. Dernière ironie des faits contre les mots, partout le service universel et égal prépare la défaite du nombre : il ouvre les frontières à l’ennemi du dehors, il ouvre le pouvoir à l’ennemi du dedans.

Quelles institutions militaires peuvent défendre la France ? On le recherchera dans un prochain travail.