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ne s’arrête plus ; on amoncelle autour d’elle, sans trop y regarder, les imputations les plus graves ; on interprète hardiment les renseignemens les plus suspects. Cependant, a examiner d’un peu près les faits qu’on lui reproche, il n’en résulte clairement qu’une seule chose, c’est qu’elle rendit Molière très malheureux. Mais pour quels motifs ? Est-ce de l’inconduite, est-ce seulement de la coquetterie de sa femme que souffrait l’auteur de Sganarelle et du Misanthrope ? Il est difficile de trancher la question. A part deux ou trois allusions, on n’a contre Armande que deux dépositions contemporaines, toutes deux bien suspectes ; le reste n’est que tradition vague ou conjecture. Je ne crois pas qu’il y ait, dans l’histoire littéraire, de question qui montre davantage les dangers de l’à-peu-près et du parti-pris en matière d’érudition. Que de critiques, et des mieux intentionnés, sont prompts à l’épithète vengeresse dès qu’ils prononcent le nom d’Armande ! On les embarrasserait beaucoup en leur demandant des preuves : ils déclament et ne peuvent que déclamer.

Consultons d’abord le principal intéressé dans la question, Molière lui-même. S’il a plusieurs fois emprunté certains traits à sa femme pour les appliquer aux personnages qu’il lui donnait à représenter, il est impossible qu’il ne laisse pas voir çà et là à travers ces personnages les sentimens qu’elle lui inspirait. Et d’abord, s’est-il peint lui-même dans le rôle d’Arnolphe de l’École des femmes, l’a-t-il peinte dans celui d’Agnès ? On l’a dit, mais, si cela était, la lune de miel de ce ménage aurait vraiment trop peu duré : le mariage est du 20 février 1662 et l’École des femmes du 26 décembre suivant. En outre, peut-on admettre que, de gaieté de cœur et pour le seul plaisir, un homme se représente lui-même sous les traits du grotesque tuteur d’Agnès et se bafoue aussi cruellement ? Molière, enfin, n’avait trace de l’égoïsme et de la sotte infatuation qu’il prête à Arnolphe ; sa femme, spirituelle et hardie, ressemblait encore moins à la timide et passive Agnès. On invoque des analogies ; ainsi l’histoire d’Agnès, remarquée par Arnolphe dès l’âge de quatre ans, obtenue par lui d’une mère pauvre et par ses soins élevée. Voilà, dit-on, Armande prise par Molière aux Béjart, vers le même âge, et confiée dans le Languedoc aux soins d’une honnête et sûre famille. Comme si l’éducation d’Agnès, tenue dans l’ignorance de tout, « rendue idiote autant qu’il se pouvoit, » n’était pas juste le contraire de celle d’Armande, telle qu’on la connaît ou qu’on la devine par l’École des maris ! Tout ce qu’il est possible d’admettre c’est que, mari déjà mûr d’une très jeune femme plus exposée qu’aucune autre aux entreprises des « blondins, » Molière se trouvait, en écrivant sa pièce, dans un état d’esprit dont il n’avait