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commencement de 1664, au milieu de 1668 avec George Dandin ; après deux ans de mariage, à plus forte raison après six ans, les conséquences fatales de la différence d’âge et de caractère ont dû se produire pour les deux époux. Avide de plaisirs et de vie bruyante, Armande aurait voulu imposer ses goûts à son mari ; revenu de bien des choses, souffrant, écrasé de travail et de soucis, Molière aspirait à la vie de famille, intime et cachée. Profondément bon, mais nerveux et irritable comme les hommes de vive sensibilité, il dut quelquefois contrarier et rudoyer la créature frivole et de petit jugement qu’était Armande. Mais la ressemblance des situations s’arrête ici ; il est peu probable que Molière ait vu son propre sort dans celui que l’avenir réserve à Sganarelle et que le présent est en train de faire à George Dandin.

En arrivant au Misanthrope, la question se précise. On veut qu’Alceste soit tout Molière comme Célimène toute Armande. Si l’on admet, comme j’ai essayé de l’établir, que le rapprochement ne manque pas de justesse pour Armande, il est difficile de le rejeter complètement pour Molière. Le poète dut éprouver les mêmes souffrances que son héros, avec ce surcroît d’irritation et d’inquiétude que donne la qualité de mari, c’est-à-dire la crainte de perdre non pas seulement ce que l’on désire, mais ce que l’on possède, et le souci de l’honneur en danger. Il y a, dans le rôle d’Alceste, je ne sais quoi de profondément vrai que la puissance créatrice du poète ne suffirait pas à expliquer, une mélancolie profonde où percent les souvenirs d’une expérience personnelle. On objecte qu’un assez grand nombre de vers, et des plus passionnés, du rôle d’Alceste, notamment aux scènes deuxième et troisième du quatrième acte, se trouvaient déjà dans Don Garcie de Navarre, représenté un an avant le mariage de Molière. En revanche, que de tirades brûlantes sont dans le Misanthrope qui ne sont pas dans Don Garcie ! Il y a surtout, dans tout le rôle d’Alceste, un relief et une vérité dont le pâle et chimérique amant de la princesse de Léon ne saurait donner le modèle. Après le naufrage d’une première pièce où il avait déjà peint la jalousie, Molière voulut sauver quelques beaux vers qu’il regrettait et il leur donna place dans le Misanthrope. En quoi la portée de celui-ci en est-elle diminuée ? Une tirade heureuse, une scène bien venue, sont peu de chose au théâtre ; un caractère vrai, une action qui donne l’illusion de la vie, sont tout, et, de quelques élémens empruntés ou repris que soit formée cette création, il n’importe guère.

Toutefois, de ce qu’il y a beaucoup de Molière et de sa femme dans le Misanthrope, on ne saurait conclure autre chose sinon qu’Armande était une fort méchante coquette ; il faut renoncer à en tirer une présomption contre sa conduite. Célimène est impeccable,