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village, rassemblait les gens de bonne volonté et improvisait un sermon. « Beaucoup, dit-elle, furent ramenés au Seigneur. » L’épisode de la prison, dans Adam Bede, est réel. Elle avait effectivement préparé à la mort, dans les hasards de ses courses, une pauvre fille condamnée pour infanticide. Il faut tout dire ; ceux qui l’avaient connue au temps de sa carrière active en avaient gardé un souvenir effarouché. Elle avait l’éloquence intarissable et un peu agressive. A propos ou hors de propos, elle catéchisait, exhortait, controversait, dissertait, bénissait. Elle avait épousé Samuel Evans, un frère cadet de Robert, et ce dernier, dans leur vieillesse à tous, ne cachait pas qu’il goûtait beaucoup plus sa belle-sœur depuis que l’âge et la fatigue l’empêchaient de parler.

Quand sa nièce la connut, ce n’était plus que l’ombre de la véhémente et militante Elisabeth. Elle était vieille, maladive et ne prêchait plus. Néanmoins, le souvenir de ce qu’avait été cette tante originale et poétique, joint au feu de piété qui n’abandonna jamais Mrs Samuel, agit puissamment sur la jeune enthousiaste de Griff. Mary Ann crut plus que jamais que le plaisir est un piège de Satan, la toilette une vanité, le monde un danger. La culture intellectuelle distrait nos pensées de Dieu, qui doit être leur unique objet. Le mariage est encore plus condamnable, car ce ne sont plus seulement nos pensées qui sont distraites de Dieu, c’est notre cœur. Toute autre musique que le chant des cantiques devrait être bannie d’une terre chrétienne. Les romans, sans exception, sont des poisons pernicieux. Le langage de la créature devant rendre témoignage de son absorption en Dieu, Mary Ann parle le jargon piétiste connu sous le nom de patois de Chanaan. Elle ne dit plus : « mon défaut ordinaire ; » elle dit : « le péché qui m’assiège. » Une personne pieuse est devenue une « personne bénie, » que le pécheur a contemple » dans l’espoir « d’hériter des promesses par la foi et la patience. » Elle cite des versets comme sa tante Elisabeth prêchait, à propos et hors de propos. On a dit qu’elle se réjouissait d’être laide, ce qui était son devoir dans l’état d’esprit où elle se trouvait, et qu’elle s’en est toujours réjouie depuis, parce que la préoccupation d’une jolie figure aurait pu nuire à son développement intellectuel. Il est vrai que, dans ses romans, la beauté est présentée comme un écueil ; mais il est vrai aussi qu’on peut voir dans ce parti-pris une rancune dont elle-même ne se rendait pas compte. En tout cas, si George Eliot s’est réjouie d’être laide, c’est le seul sentiment antiféminin que l’on découvre chez elle.

Le chemin qui devait la mener « à la gloire de Dieu et à sa propre sanctification » était en réalité le chemin qui mène tout droit à l’incrédulité finale les êtres affamés de beauté, de joie, de science et