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d’amour. Il y a des âmes qui ne supporteront jamais longtemps une religion trop peu aimable. On peut dire que George Eliot ne supporta jamais la sienne, même au point culminant de l’exaltation. Au lieu de se nourrir, — comme elle avouait qu’elle aurait dû le faire, — d’ouvrages de dévotion et « d’exercices spirituels, » elle dévorait, à la vérité avec « beaucoup de honte, » une foule d’œuvres profanes et très profanes : Shakspeare, Wordsworth, Byron, Southey, Walter Scott, Don Quichotte, Gil Blas ; elle commençait le latin, apprenait la chimie, la géométrie et l’entomologie. Au lieu d’accepter gaîment ou humblement, fût-ce à titre de pénitence, les légères épreuves que le ciel clément lui envoyait sous la forme de fromages et de confitures, épreuves qui exigeaient, assurait-elle, plus d’abnégation que le martyre, elle s’irritait et tombait dans la mélancolie et dans ce que nos grand’mères auraient appelé des vapeurs. Dans les meilleurs momens, elle restait troublée et inquiète, fort éloignée de la sérénité du fidèle, qui voit aussi nettement qu’avec les yeux du corps les chœurs des séraphins chantant les louanges du Très-Haut et les Trônes et les Dominations rangés autour de la Lumière incréée. Un observateur exercé aurait promptement démêlé que toutes les sectes, successivement, avaient bâti là sur le sable, et qu’au jour inévitable où la raison mûrie passerai sa grande revue, elle ne trouverait plus debout que le sentiment religieux et l’orgueil, face à face sur des ruines.

Les qualités et les défauts de son caractère s’étaient comme fondus et concentrés. Les flots de tendresse qui gonflaient son large cœur avaient formé le courant de sympathie qui sera le principe intérieur de son œuvre d’écrivain et qui séparera par un abîme le naturalisme anglais du naturalisme français, ainsi que l’a très justement remarqué M. Brunetière. Elle n’en est pas encore au point de savoir « que chaque chose est comme elle doit être, et qu’il faut apprendre à l’aimer par ce qu’elle est, pour ce qu’elle est et telle qu’elle est[1] ; » mais elle s’en rapproche par une marche sûre que les circonstances extérieures n’auront plus le pouvoir d’arrêter. D’autre part, les mesquineries qui avaient été l’alliage de ce brillant métal, la jalousie, l’envie, la vanité, se tournaient en ambition, une ambition exigeante et passionnée comme tous les sentimens de George Eliot. « Il semble, disait-elle à sa tante Elisabeth en s’accusant, que ce soit le centre d’où procèdent toutes mes actions (5 mars 1839). » Son ambition ne savait encore où se prendre. Elle songeait vaguement à « régénérer » le monde. Deux lignes de Daniel Deronda résument cette phase d’attente où son jugement « oscillait » avec angoisse d’idée

  1. Le Roman naturaliste, par M. Ferdinand Brunetière.