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pourrions vivre tout un siècle, réduits à nos pauvres facultés, et en apprendre moins que ces six pages n’en suggèrent. »

George Eliot lisait et relisait Molière. « C’est, disait-elle, mon auteur favori (best-loved). Le Misanthrope est pour moi l’œuvre la plus parfaite en son genre qui existe dans le monde. » Il est toutefois impossible d’apercevoir dans ses œuvres une trace de l’influence de Molière, pas plus que de Pascal, dont elle avait nourri sa jeunesse, ou, en général, de notre XVIIe siècle. Le vieux système français, de rendre faciles à comprendre les choses difficiles, n’a jamais été le sien. Elle était plutôt de l’école allemande, qui veut qu’on rende difficiles à comprendre jusqu’aux choses faciles. Goethe agit fortement sur elle, beaucoup plus que Shakspeare. On dit qu’elle trouvait Shakspeare injuste pour les femmes, reproche qui semble bizarre si l’on compare les héroïnes de l’un aux héroïnes de l’autre.

Pour le style, ses maîtres ont été les poètes de son pays. Il y a toujours péril pour un écrivain en prose à prendre ses modèles parmi les poètes. Le péril est particulièrement grand en anglais, où la langue des vers diffère bien plus qu’en français de la langue de la prose. George Eliot a dû à ses dangereux précepteurs le défaut de naturel et de simplicité qui dépare en maint endroit un style d’ailleurs puissant et plein de ressources. Dupuis et Cotonet l’auraient traitée de romantique s’ils avaient compté les adjectifs de telle page de Romola.

Parmi les prosateurs anglais de son temps, nous avons vu que M. Herbert Spencer, avec qui elle se sentait en communion intellectuelle, la connut déjà mûrie et formée. Les jugemens qu’elle porte sur les autres ne permettent pas de supposer qu’elle s’en soit inspirée. Elle est souvent sévère pour eux. Elle se montre plus touchée de leurs défauts que de leurs qualités, disposition qui condamne à l’avance ses essais de critique littéraire. Les côtés faibles de Dickens la frappent vivement. Thackeray la choque. Les œuvres de Disraeli sont à ses yeux « un fatras plus détestable qu’il n’en est jamais sorti d’une plume française. » A propos de Jane Eyre, elle demande à M. Bray « ce qu’il y admire. » Elle écrit du livre de Darwin sur l’Origine des espèces qu’il a le mérite d’ouvrir la discussion sur une question qui jusque-là intimidait les gens ; que du reste il est mal fait et aura un succès médiocre. Carlyle lui est antipathique et elle a des mots durs sur M. Ruskin. Ses admirations littéraires ont été assez vives pour qu’on puisse mentionner ses sévérités sans lui nuire et la faire soupçonner d’avoir manqué de sympathie intellectuelle. George Eliot a eu l’esprit, comme le cœur, passionnê et exclusif.