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moins longue selon que les états intenses et leurs différences sont plus nombreux. Tout le monde sait qu’une semaine passée en voyage et qui, par conséquent, excite l’activité de l’esprit, paraît ensuite avoir duré plus longtemps qu’une semaine passée chez soi. Il en est pour la ligne du temps comme pour les lignes de l’espace : tracez sur le papier deux lignes d’égale longueur et coupez la seconde de traits distincts ; elle vous paraîtra plus longue que l’autre, parce qu’elle exige de la part des yeux, pour être parcourue, un peu plus d’effort, une dépense de travail un peu plus grande. Quand les périodes de notre existence se ressemblent et sont monotones, elles se recouvrent l’une l’autre et présentent une ligne uniforme, indistincte, qui de loin paraît plus courte. C’est ce qui produit le raccourcissement habituel des souvenirs ; c’est ce qui fait par cela même que, plus on avance en âge, plus les années semblent rapides, — ces années si lentes aux yeux de l’impatiente jeunesse ! Des expériences scientifiques appliquées à des cas très simples confirment cette loi. L’expérimentateur fait battre devant vous un métronome plus ou moins vite ; vous devez ensuite, quand le métronome a cessé de battre, essayer de reproduire exactement les mêmes battemens. Or, l’intervalle des battemens imités devient trop long quand l’intervalle réel est très court ; il devient trop court quand l’intervalle réel est long. Par exemple, quand nous cherchons à nous représenter et à reproduire des fractions de seconde, notre représentation de cette fraction est généralement trop grande ; s’il s’agit de plusieurs minutes, elle est trop courte. Par des causes analogues s’expliquent la longueur apparente de la durée pendant l’attente, surtout pendant l’attente d’un événement désiré, puis le raccourcissement subit de cette même période lorsqu’elle est passée : l’heure avait paru un siècle à Roméo sous la fenêtre de Juliette, le siècle se ramasse en une minute. Le plaisir, sur le moment même, raccourcit le temps, la douleur l’allonge ; c’est que, dans le plaisir, la vie s’écoule sans obstacle, rapide, continue ; dans la douleur, elle fait effort, elle est arrêtée, et le temps semble se traîner avec la même lenteur qu’elle. La mesure du temps est donc très souvent illusoire. Elle dépend du nombre des représentations, de leur vitesse, surtout de leur qualité agréable ou pénible, qui implique la présence ou l’absence de l’effort. Le mangeur d’opium, comme de Quincey, fait en une seule nuit des rêves qui semblent avoir duré « mille ans. » Pendant un évanouissement d’une minute, on peut rêver qu’on fait « dans la forêt de Dante » un voyage de plusieurs mois, dont tous les détails demeurent présens au réveil[1]. Ces faits sont des

  1. « Je tombai à la renverse sans en avoir conscience, mes camarades me relevèrent aussitôt et je revins à moi presque immédiatement, car leur conversation fut à peine interrompue. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que, pendant cette chute, il me sembla que je faisais un voyage qui dura plusieurs jours. Et ce n’est point ici une impression vague et générale de déplacement, mais une succession de détails très précis et tout aussi nets que ceux d’un voyage réel… Ainsi je me trouvai d’abord dans une forêt que je m’imaginai être celle dont parle Dante au début de son poème. C’était une forêt de sapins dont les branches inférieures n’avaient presque pas de feuilles… J’y marchais ayant conscience de suivre un guide que je ne voyais pas… Je me trouvai ensuite à cheval au milieu d’une plaine… Nous passâmes la nuit dans une hôtellerie. Nous repartîmes le lendemain. Nous arrivâmes dans une ville où nous allâmes au théâtre et où je passai, il me semble, plusieurs jours… etc. » — M. Taine, à qui ce rêve fut communiqué, explique le fuit par une accélération momentanée du jeu des cellules cérébrales, qui fait se succéder rapidement de longues séries d’impressions et d’événemens, équivalant par l’apparence à de longues périodes de temps.