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raisonne ses dégoûts et se tient en garde contre toutes les sortes d’exagération. Certaines choses dont se scandalisent les idéalistes détrompés lui semblent fort naturelles et faire partie du train de ce monde. Il estime que, si les idolâtries sont ridicules, il y a toujours un fond d’injustice dans les colères. Il a aussi l’avantage de connaître l’Europe autant que la France ; sa pensée a beaucoup voyagé, il est au fait des jugemens que les autres nations peuvent porter sur nous. Chaud patriote, plein de respect pour le passé de notre pays et croyant fermement à son avenir, il tient à apprécier notre histoire comme pourrait le faire un étranger de bonne foi, judicieux et bienveillant. Il faut vivre dans la maison pour connaître les secrets du ménage ; il est bon pourtant d’en sortir quelquefois et d’écouter un peu ce qui se dit chez les voisins.

Aujourd’hui encore, après un siècle écoulé, peu de Français sont capables de parler de la révolution sans colère ou sans idolâtrie. Plus d’un estime avec Ronald et Joseph de Maistre « qu’elle fut le mal élevé à sa plus haute puissance, la pure impureté, qu’elle eut un caractère satanique. » D’autres, au contraire, jacobins impénitens, s’obstinent à croire que la France n’existait pas avant 1789, que les tribuns de 92, par une sorte d’illumination divine, ont tout inventé, la raison, la patrie, le bonheur, la vertu, le soleil et le printemps, que leur parole fut le verbe incarné, la viande céleste de la communion, le vin nouveau dont la céleste Jérusalem est transportée. Ce qui est commun aux partisans fanatiques et aux ennemis déraisonnables de la révolution, c’est qu’ils l’envisagent comme un événement surnaturel, qui a rompu brusquement le cours de l’histoire et des destinées humaines. M. Sorel en juge tout autrement. Il ne croit pas aux miracles ni qu’il y ait des effets sans cause ou des plantes sans racines. Il est convaincu que le présent est le fils du passé, que les générations sont solidaires les unes des autres, que nos folies et nos sagesses ont de lointaines origines, que les peuples comme les individus ne peuvent se soustraire à la loi fatale des hérédités et des mystérieuses transmissions.

L’objet qu’il se propose en écrivant son livre est de montrer dans la révolution française, qui apparaît aux uns comme la subversion, aux autres comme la régénération du vieux monde européen, la suite naturelle et nécessaire de l’histoire de l’Europe, et de faire voir qu’elle n’a point porté de conséquence, même la plus singulière, qui ne découle de cette histoire et ne s’explique par les précédens de l’ancien régime. « S’il se fut trouvé alors sur le trône un prince de la taille et de l’humeur du grand Frédéric, a dit Tocqueville, je ne doute point qu’il n’eût accompli dans la société et dans le gouvernement plusieurs des plus grands changemens que la révolution y a faits, non-seulement sans perdre sa couronne, mais encore en augmentant son pouvoir. » — Le grand roi ne s’est pas rencontré, la révolution a pris sa place. Mais M. Sorel se fait fort de démontrer qu’à travers