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En ce qui concerne les troubles qui agitèrent la petite république genevoise durant tout le cours du XVIIIe siècle, M. Sorel a eu tort d’avancer que c’était la révolution française qui se préparait et se répétait, pour ainsi dire, en raccourci sur ce petit théâtre. Sans doute, M. de Vergennes avait raison d’y attacher quelque importance : « J’étudie les querelles de Genève, disait-il ; car il est à craindre que leurs écrits, après avoir alimenté chez eux la discorde, ne portent au dehors le fanatisme dont ils sont remplis et que leurs voisins ne passent de la curiosité à l’imitation. » — Plus tard, un Genevois put écrire : — « Ce fut de nos murs que partit le premier grain de la tempête, et les matières combustibles, dont de prétendus régénérateurs avaient rempli la France, semblèrent s’allumer à nos étoupes[1]. » Il est certain aussi que plusieurs des révolutionnaires genevois, chassés de leur pays en 1782 par le coup d’état militaire des Français, des Sardes et des Suisses, se firent, comme le remarque M. Sorel, courtiers de révolution cosmopolite, enseignant aux disciples des philosophes la pratique des séditions, des clubs et des prises d’armes. Mais il parait croire que la guerre civile qui se termina par une médiation armée avait mis aux mains une oligarchie régnante et une population de natifs, qui prétendait gouverner à son tour. Les deux adversaires en présence étaient un patriciat remplissant toutes les charges, ayant seul ses entrées dans le sénat et dans le conseil des Deux-Cents, lesquels se recrutaient l’un l’autre, et une bourgeoisie, souveraine en principe, mais dont le droit se réduisait à approuver ou à rejeter les propositions que voulaient bien lui faire ses gouvernans. Quant aux natifs ou descendans d’étrangers domiciliés, ils ne réclamaient que l’égalité civile ; ils désiraient qu’on les autorisât à faire le commerce, à exercer toutes les professions, à siéger dans les jurandes. Pour obtenir le redressement de leurs griefs, ils se donnaient au plus offrant, et on les vit, selon les circonstances, s’allier aux bourgeois ou aux patriciens.

Le bourgeoisie genevoise avait l’humeur fière et hargneuse et ne répugnait point aux moyens violens. Dans le fond, ses prétentions étaient fort modérées. Elle croyait savoir que, par de sournois empiétemens, ses maîtres avaient porté atteinte à ses antiques prérogatives. Comme les Hollandais et les Belges, elle protestait contre les usurpations et demandait des garanties. Quelqu’un a dit qu’il ne faut pas se piquer de mettre de l’esprit dans les affaires, qu’elles n’en ont point du tout. Il est dangereux aussi d’y vouloir mettre de la métaphysique, et ces Genevois du XVIIIe siècle étaient un peuple doctrinaire et raisonneur. Enfermés dans une ville murée, où les sévérités de la discipline calviniste avaient survécu au dieu de Calvin et où la religion défendait de rire, ils n’avaient pas d’autre divertissement que

  1. Isaac Cornuaud, Mémoires inédits.