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de se réunir dans leurs cercles, qui se changèrent bien vite en conventicules politiques. Ils y discutaient à perte de vue les affaires de l’état ; mais ils étaient peu portés à l’utopie ; les yeux tournés vers le passé, ils ne réclamaient que leur dû.

Leur grand compatriote Rousseau, dont ils savaient par cœur les écrits, ne leur avait donné, après tout, que de sages conseils. Tout en leur prêchant la méfiance, il les engageait à se tenir à leur place, à ne point se prendre pour des Romains ou des Spartiates, à laisser là ces grands noms qui ne leur allaient point, à se considérer comme des marchands, des artisans, toujours occupés de leur travail, de leur trafic ; de leur gain, et pour qui la liberté même n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder en. sûreté. N’avait-il pas déclaré, dans son Contrat social, qu’il n’a jamais existé et n’existera jamais de véritable démocratie, qu’il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné, que c’est le gouvernement des dieux, lequel ne convient point aux hommes, et que la meilleure des institutions humaines est l’aristocratie élective ? — « Tout balancé, écrivait-il aussi dans ses Lettres de la Montagne, j’ai donné la préférence au gouvernement de mon pays ; mais je n’ai point donné d’exclusion aux autres gouvernemens. Au contraire, j’ai montré que chacun avait sa raison, qui pouvait le rendre préférable à tout autre, selon les hommes, les temps et les lieux, » — C’est méconnaître Rousseau que de ne voir en lui que le plus romanesque des grands esprits, sans faire la part de son vigoureux bon sens, qui s’est souvent insurgé contre ses propres chimères.

Une constitution fondée sur des principes abstraits, sur des axiomes de géométrie, la prétention de légiférer pour l’humanité, pour l’univers, la raison pure proclamée souveraine du monde et dont on se fait une idole après avoir détrôné les autres, la parfaite logique considérée comme le secret du parfait bonheur, la recherche désespérée du gouvernement absolument raisonnable, qui doit faire à la fois les délices des âmes simples et la joie des esprits forts, voilà ce qui ne s’était vu nulle part avant 1789. Que serait devenue la France si elle s’était abandonnée tout entière à la poursuite de cette justice égalitaire qui est la plus trompeuse des justices et qui attente à la véritable égalité ? On ne reconnait plus d’autre maître que la volonté générale, qui est-souvent la plus particulière des volontés ; ce qui subsiste encore du régime féodal inspire tant d’horreur que, pour en finir d’un coup avec le passé et avec toutes les distinctions sociales, on rêve de créer un état sans institutions, une société sans classes, une France amorphe qui ne sera qu’une poussière d’hommes.

Comme l’a remarqué si justement M. Sorel, ce fut l’invasion étrangère qui sauva la révolution. Elle arracha à leur utopie ces cosmopolites, ces logiciens en délire ; elle réveilla en eux les sentimens