Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
REVUE DES DEUX MONDES.

mésintelligence entre ces deux fractions inégales du pays. En vain la population de la capitale est sans cesse renouvelée par des élémens provinciaux, au point que sur dix Parisiens, il y en a au moins cinq dont la famille a une autre origine. Il semble qu’en respirant l’air de Paris, le même individu change de caractère et de langage. Il s’empresse d’oublier ses anciennes attaches. Il croit échapper à la tyrannie des incidens mesquins et contradictoires ; il se jette à corps perdu dans le monde des idées générales. Paris est le sol béni des abstractions. On y juge de tout par principes. On y cueille la fleur de la civilisation sans se préoccuper de la tige et des racines. Paris nous vaut notre réputation de gens à théories et à maximes humanitaires.

À force de manier des idées plutôt que des faits, la capitale aperçoit le reste de la France de loin, de haut, et sous une forme abstraite. Le spectateur, attentif au drame qui se joue sur le devant de la scène, distingue à peine, au fond du théâtre, une foule confuse, qu’il désigne par l’expression commode et vague de « masses profondes ; » c’est-à-dire une poussière d’individus, un amas de ces monades dont parle Leibniz.

Nous voudrions montrer que la province renferme au contraire une société très vivante, très particulière, et moins disposée que jamais à subir les formules des faiseurs de systèmes.

I.

Chacun peut expérimenter pour son compte sur le coin de France qu’il connaît le mieux. Le programme du voyage est très simple : il n’est pas nécessaire de recourir à l’agence Cook. On prend au hasard un des quinze ou vingt départemens du centre. La variété des sites est recommandée ; un terroir trop uniforme serait moins instructif. Il n’est pas mauvais que la qualité du sol multiplie les contrastes de richesse et de pauvreté. Une fois le terrain choisi, on fait un premier voyage de reconnaissance, et, pour ainsi dire, un peu de topographie sociale à vol d’oiseau, sans craindre de revenir ensuite sur ses pas. Mais, dès le début, plusieurs écueils sont à éviter : d’abord, il ne faut pas imiter certains journalistes qui, après avoir causé avec deux ou trois bourgeois d’une petite ville, écrivent à Paris des lettres de province, et font parler la France comme un seul homme, toujours dans le sens de leurs opinions. Il est peut-être plus difficile de ne pas glisser dans le pessimisme littéraire et bourgeois, qui voit des complots partout et mêle l’imagination d’un Balzac aux sentences de M. Prudhomme. Ce dernier