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onduleux les champs, les près et les métairies., retenant au passage ce qui subsiste des vieilles croyances. On se défend difficilement contre le charme de ces lieux, et si l’on reste seulement quelques jours, on est bientôt gagné par un délicieux engourdissement qui endort les soucis. C’est ainsi que, sur le territoire d’une même nation, bien plus, dans l’enceinte d’un même département, on peut, en se promenant, remonter le cours des âges. Pour connaître les mœurs de nos pères, nous n’avons pas besoin de soulever la poussière des bibliothèques ; il suffit de changer de place et d’ouvrir les yeux. Quelques kilomètres de distance mettent cent ans d’intervalles entre un habitant et un autre. Plaisant progrès qu’une rivière borne ! mais cette borne n’a rien d’immuable ; elle se déplace sans cesse ; et toutes les fractions du territoire, ou, pour mieux dire, les cœurs des hommes, obéissent un peu plus tôt, un peu plus tard, au mouvement qui emporte la nation toute entière. Le Bocage cède à son tour. Il n’a pu résister aux larges brèches que la civilisation pratique depuis vingt ans à travers ses défenses naturelles. Un chemin bien damé appelle une carriole, laquelle à son tour suppose un cheval ; tous deux inspirent à l’individu voiture le goût de l’impulsion rapide, et le conduisent, par une pente irrésistible, au chemin de fer le plus proche. Déjà, les jours de foire, les yeux du métayer ont perdu leur placidité habituelle. Il ne retrouve une partie de son flegme qu’une fois rentré chez lui, lorsqu’il s’enfonce dans les chemins ravinés et qu’il reprend, avec l’aiguillon, sa chanson paisible. Mais le calme profond des anciens jours, le retrouvera-t-il jamais ? Il a senti l’air du dehors. Bon gré mal gré, il faudra qu’il secoue sa nonchalance, et qu’il se mette, comme les autres, à espérer, à craindre, à transformer ses désirs en calculs, ses calculs en actes, en un mot, à vivre.

Tel qu’il est, cet être de transition, suspendu entre les deux abîmes du passé et de l’avenir, tient entre ses mains une petite part de nos destinées présentes, et peut, avec son faible poids, déplacer les majorités. Pénétrons donc un instant dans son intérieur. Un moyen presque infaillible de savoir quels sentimens se cachent sous la rude écorce du chef de famille, c’est de regarder la femme. Celle-ci a la voix musicale, les attaches fines, un air modeste et tranquille. Elle porte encore la coiffe blanche du pays. Évidemment, elle ne fléchit pas sous des travaux trop rudes, et n’est pas non plus secrètement minée par une vanité mal satisfaite. Le dimanche, elle porte avec grâce son costume traditionnel et ne se couvre pas de nouveautés ridicules. Elle se plaît dans sa condition ; elle n’a pas encore la pensée d’en sortir. Déjà, peut-être, le mari couve des projets ambitieux, tandis que la femme, dont la vue est plus