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quel prétendant. Toutes ces grandes batailles se dénouent pacifiquement autour des urnes.

Ajoutons qu’en matière électorale, nos populations ne sont pas aussi malléables qu’on le suppose. Nos paysans les plus catholiques ne ressemblent guère à ces Flamands de Belgique qu’on enrégimente et qu’on mène aux élections, tambour battant. On raisonne beaucoup chez nous : or le raisonnement est mortel aux grandes passions. Même dans l’ardeur de la mêlée, personne ne se livre tout entier. Si les chefs parlent plus qu’ils n’agissent, les soldats n’agissent qu’à bon escient. Une certaine finesse gauloise empêche de part et d’autre qu’on ne dépasse les limites du possible. Le paysan songe d’abord à mettre son vote d’accord avec son intérêt. Si vous avez barre sur lui, vous réussirez deux ou trois fois à lui glisser dans la main le bulletin préféré. La quatrième fois, il raie le nom imprimé et trace péniblement, mais spontanément, celui d’un autre candidat. Au moment du dépouillement, il rit dans sa barbe, et le bureau stupéfait constate qu’il n’y a plus d’enfans.

Quelques personnes regretteront peut-être, pour l’amour de l’art, le temps héroïque de la chouannerie et des coups de fusil. Nous nous féliciterons plutôt des heureuses inconséquences des partis. Rien de plus systématique que nos théories ; rien de plus accommodant que notre conduite. Les étrangers qui nous font l’honneur de chercher le mot de nos contradictions ne peuvent comprendre que le fonds du pays soit si calme lorsque la surface est si agitée. Ils seraient bien plus étonnés s’ils voyaient de près avec quelle activité ce même clergé, qui s’incline devant le Syllabus, travaille de ses propres mains à l’éducation, c’est-à-dire à l’émancipation du peuple, et devient ainsi le principal auxiliaire de la démocratie. Imaginez un bateau qui descendrait rapidement le cours d’un fleuve, poussé par un courant plus fort que la rame ou que la voile. Plusieurs pilotes se disputent le gouvernail : l’un veut incliner à droite et l’autre à gauche ; aucun ne pense à jeter l’ancre. Tous, entraînés par le même mouvement, portés sur le même esquif, atteindront l’embouchure à la même heure. Combien vaines paraîtraient leurs discordes à un spectateur désintéressé qui, de la rive, les verrait passer dans leur tourbillon !

A mesure qu’on s’éloigne des landes et du Bocage, le zèle pour les intérêts de l’église se refroidit peu à peu. Un fait digne de remarque, c’est la situation équivoque du clergé à l’égard des châteaux. L’église, qui apporte un grand discernement dans le choix des hommes, désigne, pour ces paroisses, des prêtres plus dégagés de l’enveloppe rustique, plus aptes, lorsque les circonstances l’exigent, à plier sans céder. Il semble que la communauté d’opinions devrait toujours établir une alliance étroite entre le presbytère et le manoir.