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on ne le peut plus, émigrer. Une des causes des migrations est l’imprévoyance naïve de peuples qui ne songent pas au lendemain.

Une coutume germanique paraît entre toutes avoir intéressé Tacite : un homme, distingué par la naissance, le courage et la richesse groupe amour de lui d’autres hommes, jeunes, courageux et décidés à chercher fortune derrière lui. Il les garde auprès de lui en temps de paix, les nourrissant par de « larges repas ; » mais le temps de paix est l’exception, car la compagnie vit par la guerre et pour la guerre. Sous les ordres du chef, elle prend pour elle le plaisir de la bataillent une part du butin, lui laissant l’honneur de la victoire : c’est une gloire que de mourir à ses côtés, et lui survivre est une infamie. Pareille coutume se retrouve dans les pays et dans les temps où l’homme, qui vaut par lui-même, emploie librement sa valeur, qu’aucune loi ne contient ; mais nulle part l’usage du dévoûment à un chef n’a été plus répandu, plus persistant, plus riche en conséquences que chez les Germains. Ces hommes avaient une remarquable aptitude à se grouper, à se subordonner et à servir : l’obséquiosité envers les grands est encore aujourd’hui un trait du caractère germanique. Au temps de la Germanie barbare, l’empressement à se grouper autour d’un chef et à former une bande organisée pour la guerre a été une des causes des migrations.

Le Germain ne se pliait pas volontiers au travail, qu’il n’aimait point. Car il y a un soigneur dans tout homme libre barbare ; il estime honteux d’acquérir à la sueur de son corps ce qu’il peut gagner à la force du bras ; il fait travailler sa femme et ses serviteurs ; pour lui, il est chasseur, chasseur de bêtes et chasseur d’hommes ; il prend à la bête sa chair et sa dépouille, à l’homme, sa moisson et ses troupeaux, son crâne pour y boire aux jours de fête, ou, s’il lui laisse la vie, sa liberté. Une des causes des migrations est cet état de civilisation où la guerre est la forme héroïque de l’incapacité de travail. Et la guerre est partout en Germanie, entre familles, entre villages, entre centenies d’un même peuple, entre les peuples ; car si les Germains parlent les dialectes d’une même langue et s’accordent sur les principes d’un droit primitif, si la rudesse de leur pays, l’inclémence de la mer hantée par les tempêtes et du ciel parcouru par de grands nuages, si le mystère de leurs forêts noires leur donnent une gravité lente, l’habitude de la vie intime de l’esprit, et cette imagination féconde en images terribles ou charmantes, s’ils demeurent, malgré toute sorte de variétés, semblables les uns aux autres, ils n’ont pas même l’idée d’une patrie germanique : les assemblées de leurs peuples, tenues à la saison propice pour la guerre, sont des revues d’armées prêtes à la marche.