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inventaient des mots nouveaux. — Sidoine écrit, par exemple, crepulacescens, sternax, c’est-à-dire crépusculant et poitrinant, — et, s’ils emploient l’expression simple, ils l’embarrassent dans un tour étrange.

Les âmes ne pouvaient se contenter longtemps d’alimens pareils. Sidoine lui-même le sait bien : « L’âge qui nous a précédés s’occupait justement de ces études, dit-il en parlant des lettres anciennes, mais le temps est venu de lire des choses sérieuses, d’écrire des choses sérieuses. » Ces choses sérieuses, ce sont les controverses sur la grâce et la polémique contre l’arianisme. Les grands docteurs sont morts, mais nombre d’intelligences moyennes se consacrent à l’étude et à la défense du dogme. Ce n’est pas que l’église proscrive l’étude de l’antiquité : elle s’emploiera même à la sauver ; les compilateurs se mettent à l’œuvre, et l’on écrit des encyclopédies. Une des meilleures sera composée au VIIe siècle par Isidore de Séville, qui entassera dans les vingt livres de ses Etymologies « à peu près tout ce qu’il faut savoir. » Il mettra dans ce manuel toutes les sortes de connaissances, comme avant le déluge Noé a réuni dans son arche toutes les sortes d’animaux ; mais les animaux de Noé vivaient, et, après le débarquement sur le mont Ararat, ils ont repeuplé les montagnes et la plaine, au lieu que l’antiquité, réduite à des résumés et à des formules, n’était plus en état de féconder les esprits. L’église, d’ailleurs, au moment même où elle sauvait du naufrage la culture antique, la frappait de stérilité en maudissant l’antiquité classique. Après que saint Augustin a révélé dans la Cité de Dieu les desseins de la Providence contre elle, Orose écrit ses histoires par l’ordre du grand évêque. Pour réduire au silence « la méchanceté bavarde des païens, » il évêque le déluge, et Ninus, et Sémiramis, qui tue tous les hommes qu’elle met dans son lit, et Gomorrhe et Sodome, dont la chute est comparée à celle de Rome, puis le déluge d’Achaïe, la famine d’Egypte au temps de Joseph, la peste d’Ethiopie au temps de Bacchus, le déluge de Deucalion, le parricide des Danaïdes, Philomèle et Procris, Ganymède, Tantale, Pélops, Thyeste, Étéocle et Polynice, Médée, les Amazones. Tous les désastres et tous les forfaits de l’histoire défilent pour enlaidir et déshonorer le monde ancien.

Au monde nouveau suffiront les écritures et la théologie, qui s’emparent de ces âmes vacantes. Les évêques lettrés, que Sidoine a connus imitant comme lui les vieux maîtres, versifiant et philosophant, vont disparaître. Ces prélats, issus de familles sénatoriales et instruits dans les écoles encore florissantes du paganisme, seront remplacés par des évêques sans culture, de mœurs et de foi barbares. Il n’importe plus qu’un homme soit instruit ou non, barbare ou Romain, ni même qu’il soit bon ou méchant, car