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En 1872, elle a établi son système militaire pour avoir autant de soldats que l’Allemagne. Depuis quinze ans, l’Allemagne s’est accrue de 8 millions d’âmes, elle a 1 million de combattans de plus que n’en peut armer la France. Si la multitude est la puissance, la France n’a rien à attendre du présent, et moins encore de l’avenir. Mais est-il vrai qu’un homme en vaille un autre, qu’il suffise à une armée d’avoir compté les ennemis pour être victorieuse ou vaincue ? et la raison admet-elle cette loi brutale qui, dans la hiérarchie de la puissance, place au dernier rang les races latines conquérantes du monde, pour mettre au premier les multitudes barbares de l’Afrique et de l’Asie ? Non, le destin d’une race n’est pas écrit d’avance sur les tables de population ; les défaites des grandes nations, les triomphes des petites remplissent l’histoire ; et la guerre est une épopée où la vaillance et le génie triomphent sans cesse du nombre. Sans doute, le nombre est un élément de la force, mais non la force tout entière : la force, comme l’homme qui l’exerce, est esprit et matière, et le corps, c’est le nombre, mais l’âme, c’est la vaillance. C’est un fait presque banal dans les annales du courage que des troupes aient lutté avec succès contre des forces doubles ; l’on en a vu tenir tête à des adversaires cinq fois plus considérables. Si de trop grandes disproportions semblent interdire le combat, il n’y a pas de limite certaine au-delà de laquelle il soit commandé à l’héroïsme de désespérer. Tandis que la loi du nombre, attachant le succès à un fait que les combattans ne peuvent pas détruire, réduirait le monde à un abject fatalisme, la loi du courage, remettant à chaque homme l’issue de la lutte, fixe son devoir, l’excite à combler, si excessive soit-elle, l’inégalité du nombre par la supériorité de l’énergie, l’amène enfin à cette croyance digne d’un soldat que dans toute défaite il y a un manque de vertu. C’est ce qu’ont pensé depuis l’origine tous ceux qui se sont transmis le secret de la victoire. Il ne faut pas croire que rien soit changé aux conditions permanentes de la guerre. L’extension même que les armées reçoivent de nos jours n’est pas une nouveauté ; elle a à toutes les époques de barbarie ou de décadence attesté l’affaiblissement de la science militaire. Ces multitudes immenses apportent obstacle aux grandes actions de guerre, parce qu’il faut à la fois les assembler pour combattre, les disperser pour les faire vivre, et à la difficulté de les mouvoir s’ajoute la difficulté plus grande encore de les nourrir. Elles subiront dans l’avenir les mêmes désastres que dans le passé. Le jour où un général osera à la tête de troupes, peu nombreuses mais choisies, délivrées de bagages, de déserteurs et de traînards, se jeter au milieu des nations armées, et déconcerter par la rapidité de ses marches les mouvemens combinés pour l’écraser sous le nombre, il enfoncera les armées sans consistance qui tenteront de l’envelopper, les coupera de leurs