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ou de jouvenceaux : d’Isabelle dans Robert le Diable, d’Inès dans l’Africaine, de Siebel dans Faust.

Le seul amour qui pouvait enflammer cette partition était celui de Cléopâtre et de l’élu de son caprice. Cléopâtre ! ce nom seul est l’évocation des ivresses païennes, des voluptés héroïques. Le sujet alarme notre délicatesse ; pour l’accepter seulement, il faut faire quelque violence aux scrupules, aux répugnances d’une morale plus pure que la morale ancienne ; il faut voiler un instant certaines pudeurs de notre âme moderne. Pour apprécier au point de vue esthétique, le seul auquel il convienne ici de se placer, les passions que le bonheur jadis était de subir, que l’honneur est aujourd’hui de soumettre, il faut dépouiller l’austérité relative de notre civilisation et la sévérité légitime de nos croyances. Il pouvait y avoir une certaine grandeur, et je ne sais quelle libéralité de souveraine, dans cet abandon, dans cette passagère licence d’amour. Il aimait la reine à ce point, le pêcheur d’Afrique, qu’il a risqué pour elle et donné sa vie. Il l’aimait tant, qu’elle ne paraît, en se penchant un instant sur lui, ni se dégrader, ni même descendre. Et demain, la mort, qui purifie, rachètera quelques heures d’ivresse, ennoblira le souvenir des voluptés éphémères ; Cléopâtre brisera la coupe après l’avoir approchée de ses lèvres ; elle détruira l’autel après le sacrifice. Tout cela n’est point de la morale ; c’est de la poésie : poésie sensuelle, mais puissante, qui, tout en heurtant nos idées et nos mœurs, garde de l’antiquité une saveur étrangement forte.

Cette saveur n’est pas dans la musique de Massé. Les paysanneries et les idylles : les Noces de Jeannette, les Saisons, Paul et Virginie convenaient mieux à ce talent un peu superficiel que les légendes de la Grèce ou l’histoire de l’Orient, que Galathée et la Nuit de Cléopâtre. Les deux derniers actes de l’opéra sont encore plus froids que le premier. Ils ne contiennent guère que deux pages à noter : une chanson de Charmion, berceuse dite avec une mélancolie grave, mais avec un accent un peu trop guttural, par une débutante, Mlle Reggiani ; et, dans le duo final de Cléopâtre et de Manassès, un agréable nocturne, que Mlle Heilbron et M. Talazac soupirent avec beaucoup de charme. Le reste est sans caractère.

Si l’on faisait une étude, qui pourrait être intéressante, non pas de la musique dans l’antiquité, mais de l’antiquité dans la musique, deux maîtres contemporains y tiendraient une place d’honneur : Félicien David et M. Gounod. Certains fragmens d’Herculanum et de Sapho respirent un souffle d’antiquité plus pur que Galathée et que la Nuit de Cléopâtre. On a pu les entendre cette année même soit à l’Opéra, soit aux concerts du Châtelet, et l’on nous excusera de nous y arrêter un instant.