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le bétail et les chevaux de bât; les forêts et les bois des communes. On appelle merat, c’est-à-dire sans maître, les biens qui sont situés loin des habitations, « hors de la portée de la voix. » Tels sont les forêts et les pâturages qui couvrent les montagnes. Après la répression de l’insurrection de 1850, Omer-Pacha a proclamé que toutes les forêts appartenaient à l’état ; mais les villageois ont des droits d’usage qu’il faudra respecter.

Le droit musulman a consacré bien plus complètement que le droit romain ou français le principe ordinairement invoqué par les économistes, que le travail est la source de la propriété. Ainsi les arbres plantés et les constructions faites sur la terre d’autrui constituent une propriété indépendante. Il en est de même chez les Arabes, en Algérie, où souvent trois propriétaires se partagent les produits d’un champ ; l’un récoltant le grain, un autre les fruits de ses figuiers, le troisième les feuilles de ses frênes, comme fourrage pour le bétail, durant l’été. Celui qui, de bonne foi, a construit ou planté sur la terre d’autrui peut devenir propriétaire du sol, en payant le prix équitable, si la valeur de ses travaux dépasse celle des fonds, ce qui est ordinairement le cas ici, à la campagne. Dans tout le monde musulman, depuis le Maroc jusqu’à Java, le défrichement est un des principaux modes d’acquérir la propriété et la cessation de la culture la fait perdre. A moins que le sol ne soit converti en pâturage ou mis en jachère pour préparer une récolte, celui qui cesse pendant trois ans de le cultiver en perd la jouissance, qui revient à l’état. Un fameux jurisconsulte arabe, dont les sentences ont une autorité si grande près des tribunaux indigènes que le gouvernement français a fait traduire son livre, Sidi Kelil, énonce le principe suivant : « Celui-là qui vivifie la terre morte en devient propriétaire. Les traces de l’occupation ancienne ont-elles disparu, celui qui revivifie le sol l’acquiert. » Parole admirable.

D’après le droit musulman, l’intérêt général met des limites aux droits du propriétaire particulier. Il ne peut qu’user, et non abuser, et il doit maintenir la terre productive. Il n’est pas libre de vendre à qui il lui plaît. Les voisins, les habitans du village et le tenancier ont un droit de préférence, appelé cheffaa ou suf. On se rappelle le rôle que la cheffaa a joué dans la question du domaine de l’Enfida. Le juif Lévy, se rappelant sans doute la façon dont Didon avait acquis, au même lieu, l’emplacement de Carthage, achète une vaste propriété, moins une étroite lisière tout autour. Les voisins ne pourront, pensait-il, invoquer le droit de préférence, puisque la terre qui les touche n’a pas changé de mains. La cheffaa ou « le retrait » existait partout autrefois chez les Germains et chez les Slaves, au profit des habitans du même village. C’était un reste de l’ancienne collectivité communale, et le moyen d’empêcher les étrangers