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parfaite des faits, les droits des rayas, foulés et martyrisés, grâce à l’appui que l’Angleterre accordait alors à la Turquie.

La situation agraire de la Bosnie avait une grande ressemblance avec celle de l’Irlande. Ceux qui cultivent la terre étaient tenus de livrer tout le produit net à des propriétaires d’une religion différente : mais, tandis que le landlord anglais était retenu dans la voie des exactions par un certain sentiment de charité chrétienne, par le point d’honneur du gentleman, et par l’opinion publique, le beg musulman était poussé par sa religion à voir dans le raya un chien, un ennemi qu’on peut tuer et par conséquent dépouiller sans merci. Plus le propriétaire anglais est consciencieux et religieux, plus il épargne ses tenanciers ; plus le musulman s’inspire du Koran, plus il est impitoyable. Quand la Porte a proclamé ce principe, emprunté à l’Occident : l’égalité de tous ses sujets, sans distinction de race ou de religion, les begs auraient volontiers exterminé les kmets s’ils n’avaient pas, du même coup, tari la source de leurs revenus. Ils se contentèrent de rendre l’inégalité plus cruelle qu’auparavant. Les maux sans nombre et sans nom qu’ont soufferts les rayas en Bosnie dans leurs villages écartés ont ordinairement passé inaperçus ; qui les aurait fait connaître ? Mais la poésie nationale en a conservé le souvenir. C’est dans leurs chants populaires, répétés, le soir, à la veillée, avec accompagnement de la guzla, que les Jougo-Slaves ont exprimé leurs souffrances et leurs espérances. Parmi le grand nombre de ces Junatchke pjesme qui parlent de leur long martyre, j’en résumerai un seul : la mort de Tchengitch.

Aga-Tchengitch était gouverneur de l’Herzégovine. Très brave, il avait, dit-on, tué de sa main cent Monténégrins au combat de Grahowa, en 1836, mais il traquait les paysans avec une férocité inouïe, quoiqu’il fût de sang slave, comme son nom l’indique. Le pjesme le représente levant la capitation détestée, imposée aux chrétiens comme signe de leur servitude, le haradsch. Il s’adresse à ses satellites : « Allons, Mujo, Hassan, Omer et Jasar, debout mes bons dogues ! A la chasse de ces chrétiens ! Nous allons les voir courir. » Mais les rayas n’ont plus rien : ils ne peuvent payer ni le haradsch ni les sequins que Tchengitch exige pour lui. C’est en vain qu’on les frappe, qu’on les torture, que, sous leurs yeux, on déshonore leur femme et leurs filles, ils s’écrient : « La faim nous presse, seigneur, notre misère est extrême. Ayez pitié ! cinq ou six jours seulement et nous rassemblerons le haradsch en mendiant. » Tchengitch furieux répond : « Le haradsch ! Il me faut le haradsch ! Tu le paieras ! » Les rayas reprennent : « Oh ! du pain, maître, en grâce ! Qu’au moins une fois nous puissions manger du pain ! » Les bourreaux inventent de nouveaux tourmens, mais ils ne tuent pas leurs victimes. « Prenez garde, s’écrie le gouverneur, il ne