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Des cinquante-deux localités du district de Gradiska, quatre seulement restèrent intactes. Les bourgs de Pétrovacs, de Majdan, de Krupa, de Kljutch, de Kulen-Vakouf, de Glamotch, furent incendiés à plusieurs reprises, afin que l’œuvre de destruction fût parfaite. Les bandes ottomanes, craignant une insurrection générale des rayas, voulaient les contenir par la terreur. A cet effet, on tuait systématiquement ceux qu’on soupçonnait d’être hostiles, et leurs têtes étaient exposées dans les lieux les plus en vue, fixées sur des pieux. Les paysans fuyaient en foule dans les bois, dans les montagnes, et en Autriche. Quand ils passaient la Save ou qu’ils traversaient les frontières, les gendarmes musulmans les abattaient à coups de fusil. Le nombre des réfugiés, en Autriche, s’éleva, dit-on, à plus de cent mille, et les secours qui leur furent distribués s’élevèrent à 2,122,000 florins en une seule année.

L’enlèvement des jeunes femmes, et surtout le rapt des fiancées, le jour du mariage, était un des sports favoris des jeunes begs. On peut relire ce qu’écrivait à ce sujet ici même (15 février et 1er avril 1861) Saint-Marc Girardin, en s’appuyant sur les rapports des consuls anglais : Report of consuls on the Christian » in Turkey. Les Turcs professaient sur ce point la théorie du mariage exogame. N’était-ce pas d’ailleurs, dans tout l’empire ottoman, le moyen habituel de recruter le personnel féminin des harems ? Ils avaient à ce sujet des idées complètement différentes des nôtres. M. Kanitz, l’auteur des beaux volumes sur la Serbie et la Bulgarie, s’adresse à un pacha qui est envoyé par la Porte à Widdin pour mettre un terme aux violences dont se plaignaient les chrétiens, et il l’interroge au sujet de l’enlèvement des jeunes filles. Le pacha lui répond en souriant : « Je ne comprends pas pourquoi les rayas se plaignent. Leurs filles ne seront-elles pas bien plus heureuses dans nos harems que dans leurs huttes, où elles meurent de faim et travaillent comme des chevaux ? »

Le Turc n’est pas méchant, et nous n’avons pas le droit de nous montrer trop sévères quand on se rappelle comment les chrétiens ont égorgé d’autres chrétiens ; avec quelle cruauté, par exemple, les Espagnols ont massacré par milliers les protestans aux Pays-Bas. Mais les iniquités et les atrocités dont ont souffert si longtemps les rayas en Bosnie doivent nécessairement se renouveler dans toutes les provinces de la Turquie, où les chrétiens gagnent en population et en richesse, tandis que les musulmans diminuent en nombre et s’appauvrissent. Leur décadence aigrit ceux-ci et les irrite ; ils s’en prennent à ceux qui sont livrés à leur merci, ce qui n’est que trop naturel. Comment retenir la puissance qui va leur échapper ? Par la terreur. Ils appliquent la théorie des massacres de septembre. Ils se sentent assiégés ; ils se croient en état de légitime défense ; et