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Il s’en trouvera bien une qui saura lui décocher la flèche qu’on n’évite pas. » Le roi accéda à ce projet. Au jour dit, le prince s’assit sur un trône. Les plus belles filles du royaume, fraîchement baignées, toutes parfumées, vêtues de châles magnifiques et formant un long cortège, défilèrent lentement devant lui. La contenance grave de Siddârtha intimidait ces cœurs volages. Il leur souriait avec bienveillance, mais sans aucune émotion. Quelquefois l’une d’elles, acclamée par le peuple, se détachait du défilé pour toucher la main gracieuse du prince et recevoir un présent. Mais à peine avait-elle rencontré ses yeux qu’elle s’enfuyait comme une antilope effarouchée, tant ce regard paraissait tomber d’une autre sphère.

À la fin, vint la jeune Yasôdhara, et ceux qui se trouvaient près de Siddârtha virent tressaillir le royal adolescent. Et la radieuse jeune fille approcha : une forme divinement moulée, une démarche comme celle de Parvarti, des yeux comme ceux d’une biche en temps d’amour, un visage si ravissant que des paroles ne peuvent en décrire le charme. Elle seule, — croisant ses mains sur sa poitrine, — osa rencontrer en plein le regard du jeune homme sans courber sa nuque fière : — « Y a-t-il un présent pour moi ? demanda-t-elle en souriant. — Les présens sont épuisés, répliqua le prince, mais prends ceci en compensation, puisque ta grâce a fait la joie de notre cité. » — Et, détachant le collier d’émeraudes qu’il portait, il le passa au cou de la belle Yasôdhara. Leurs regards se mélangèrent, et de ce regard naquit l’amour[1].

Yasôdhara étant elle aussi de la race des Gautamides, son père déclara qu’il ne la donnerait à Siddârtha que si le prince remportait sur les autres prétendans dans la lutte des jeux royaux. Siddârtha accepta le combat. Il resta vainqueur à l’arc, à l’épée, à la course à cheval et se montra en tout un kchattriyas accompli.

Alors la ravissante Indienne se leva de sa place parmi la foule, prit une couronne de fleurs de môgra, et, le voile encore baissé, elle passa parmi les jeunes rivaux et vint à l’endroit où Siddârtha était debout. La forme svelte du jeune homme se détachait sur le cheval qui avait placé docilement sa forte nuque sous le bras de son maître. Après s’être inclinée devant le prince, la jeune fille découvrit son visage céleste, rayonnant d’amour. Elle suspendit la couronne odorante au cou de Siddârtha et coucha sa tête adorable sur la poitrine de son époux, puis se courbant à ses pieds, elle dit les yeux remplis d’orgueil : — « Cher prince, regarde-moi, je suis à toi ! » — Et le peuple

  1. Edwin Arnold, Light of Asia, livre ii.