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qui se tordait, la peau marquée de taches rouges, la sueur au front, la bouche contractée ; les yeux perdus nageaient dans une agonie intérieure. Il serrait convulsivement l’herbe pour se relever, mais retombait sans force, pâle de terreur. Siddârta accourut et plaça la tête du malheureux sur ses genoux : « Quel mal as-tu ? » dit-il plein d’émotion. Mais l’infortuné, pris d’un spasme effrayant, n’avait même pas la force de répondre. Alors le cocher prit la parole : « Prince, c’est un homme malade, frappé de la peste. Ne le touche pas ainsi, le mal pourrait t’atteindre. » Le prince, sans se déranger : « Comment viennent ces sortes de maux ? — Comme le serpent qui mord sans être vu, comme le tigre qui sort d’un bond de la jungle, ou comme l’éclair qui frappe ceux-ci et épargne ceux-là. — Alors tous les hommes vivent dans la peur ? — Ils vivent ainsi, prince. — Mais s’ils ne peuvent pas supporter leurs douleurs ? — Alors ils meurent. — Ils meurent ? — Oui, à la fin, la mort vient, n’importe où, n’importe comment. Regarde ! la voilà ! »

En ce moment passait un cortège funèbre. Les gens pleuraient et criaient : « Ô Rama, Rama, écoute ! Frères, invoquez Rama. » Le mort en décomposition était couché sur une bière, sec, efflanqué ; ses lèvres tirées laissaient voir ses dents. On le mit sur un bûcher et les langues de la flamme sifflèrent autour du corps. Siddârta vit la peau rôtir, les os se disjoindre, puis tout tomber en un tas de cendre grise et écarlate ; çà et là un os blanc, — tout ce qui reste d’un homme. « Et, dit le prince, est-ce là la fin de tous ceux qui vivent ? — C’est la fin pour tous, c’est la destinée commune de toute chair, des grands et des petits, des bons et des méchans. Et ensuite, dit-on, ils recommencent à vivre quelque part, d’une certaine manière, — qui le sait ? Et puis recommencent les craintes, l’adieu, le bûcher. C’est la ronde de l’homme. »

Alors Siddârta éleva vers le ciel ses yeux brillans de larmes et puis les reporta sur la terre, pleins de pitié céleste. Rayonnant d’une passion brûlante, d’un amour indicible, d’une espérance insatiable et sans limite, il s’écria : « Ô monde souffrant ! ô vous, frères connus et inconnus de ma chair commune, enserrés dans le filet de la souffrance et de la mort par les liens inextricables de la vie ! je vois, je sens l’immensité de l’agonie terrestre, la vanité de toutes les joies, la moquerie de ce qu’elle a de meilleur, l’angoisse de ce qu’elle a de pire. Car les plaisirs finissent en peine, la jeunesse en vieillesse, l’amour en séparation, la vie en mort odieuse, la mort en des vies inconnues qui rattachent l’homme à la roue de l’existence. Moi aussi j’ai été trompé par cet appât. Mais le voile s’est déchiré. Et qui pourrait voir cette douleur du monde sans voler à son secours ? Si Brahma ne le peut pas, je l’oserai, moi ! Je trouverai le refuge, l’asile. Comment ? je l’ignore. Mais il faut que cela soit, dussé-je passer sept fois les sept mondes,