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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

commérages de la rue. Dans ses accès de bruyante gaîté, il est arrêté par une de ces réflexions philosophiques qui déforment si drôlement les bonshommes de Teniers. Comme eux, sa pipe dans une main, sa cruche dans l’autre, il s’enfonce tout à coup dans un abîme de pensées, penchant la tête, plissant le front, tordant la bouche, à moins que toute cette philosophie ne s’évapore à la française en joyeux propos.

Nous sommes à coup sûr des personnages très moraux et très éclairés ; mais nous ne savons comprendre ni les besoins ni les joies du peuple ; c’est ce qui le dispose si mal à nous écouter. Une douzaine de moralistes, après avoir grassement dîné à leur cercle et risqué quelques louis sur le tapis vert, déclament contre la plaie des cabarets. Quel pays ! quelles mœurs ! Ils s’attendrissent au souvenir d’un temps qu’ils n’ont jamais connu ; car, s’il s’agit des Bretons, par exemple, il faudrait remonter jusqu’à saint Dunstan pour les trouver sobres. Mais les Bretons pensent bien. Ils « chopinent théologalement. » Ce qui inquiète nos conservateurs, c’est le bruit, l’indiscipline, l’ivresse capiteuse et frondeuse du cabaret, les idées qui s’entrechoquent dans les fumées du vin. Combien ils seraient plus indulgens pour un honnête citoyen qui s’enivrerait à huis clos, à l’anglaise ! Cependant, il faut aux pauvres gens une soupape, une détente. Ces vitres qui s’éclairent le soir, toutes couvertes d’une buée de chaleur, et sur lesquelles se détache en grosses lettres le titre de Café du Centre, représentent, au village, le mouvement, la vie sociale que nous demandons au club ou ailleurs. Étrange contradiction ! on voit des amateurs se pâmer devant un Teniers ou un Steen. « Voilà, disent-ils, la vérité, l’exubérance et la force. Les grands artistes seuls ont compris la joie populaire. » — Et ces mêmes hommes s’indignent si la démocratie mène sa kermesse à la porte de leur château ! Ils ne peuvent supporter leurs semblables qu’en peinture. Dès qu’ils ont affaire à des êtres de chair et de sang, cette large sympathie se resserre et s’éteint. Il ne reste qu’un bourgeois grognon qui se cache derrière les gendarmes. Quel tapage, cependant, quel charivari démocratique, si toutes les bouches ouvertes d’un tableau de Jordaens se mettaient à crier ! Il y a au Louvre, dans la galerie La Caze, un tableau de Lenain qui ne tire point l’œil. Trois manœuvres en guenilles sont assis autour d’une table : l’un éreinté, les mains sur les genoux, n’a même plus la force de se réjouir ; l’âme du second est concentrée dans son verre ; le troisième, au moment de boire, suspend son geste, en écoutant le refrain d’un ménétrier et ses traits s’éclairent d’un sourire mélancolique. Tout à l’heure ces bras noueux vont reprendre la pioche : mais le cabaret aura pro-