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accumulée de plusieurs générations. Mais en rentrant dans sa province, il a bien fallu pactiser avec les faits. Adieu le niveau révolutionnaire et la déclaration des droits de l’homme ! Qu’a-t-il rencontré dans sa carrière de praticien ? L’ancienne France encore vivace sous l’uniformité apparente des lois ; des châteaux égoïstes, des fermes plus égoïstes encore ; des superstitions mêlées à des croyances respectables, de vieux préjugés semblables à ces morceaux de roc qu’on aperçoit dans les terres labourées et qui forcent la charrue à faire un détour. Dès lors les déceptions ont commencé. La notion d’une société mal bâtie s’est imposée à la clairvoyance de l’homme d’affaires et l’idéaliste s’en est pris à tout le monde, particulièrement aux influences insaisissables, C’est ainsi qu’il croit fermement au spectre noir et aux machinations des jésuites. N’allez pas émettre en sa présence des doutes sur le péril clérical : « On voit bien, monsieur, dira-t-il, que vous arrivez de Paris, Votre prétendue tolérance n’est au fond que de l’incurie. Si vous luttiez, comme moi, depuis vingt ans contre les entreprises des curés, vous tiendriez un autre langage. » Ce qui accroît son irritation, c’est la confiance imperturbable des chefs qui lui envoient le mot d’ordre de la capitale. C’est trop commode, en vérité, de légiférer pour une France de fantaisie et de le laisser, lui, aux prises avec les difficultés de la France réelle. On pérore là-bas et on rédige de belles constitutions bien régulières : aux provinciaux d’ajuster sur ce lit de Procuste la taille et le tempérament variable de chaque département. Ln pareil métier engendre l’aigreur et la défiance. Même avec un gouvernement ami, le pli de l’opposition est pris. On est dans la place et cependant on n’est point rassuré : l’oreille au guet, l’œil soupçonneux, on flaire partout la trahison.

Nous avons rencontré un jour un de ces défenseurs du peuple. Il contemplait avec attendrissement un polisson d’une douzaine d’années qui cheminait entre deux gendarmes. Certainement, ces deux géans armés jusqu’aux dents pour traîner un avorton présentaient quelque chose de risible. Mais notre démocrate ne riait pas. « Quelle pitié ! murmurait-il entre ses dents ; quel abus de la force ! Un gouvernement républicain doit-il être servi par de pareils croquemitaines ! Ces gendarmes sont tous des bonapartistes. Sans doute, cet innocent a un père mal noté... » En cinq minutes, l’avocat avait construit, de la meilleure foi du meilleure foi du monde, toute une ténébreuse histoire et rattaché cette petite scène à la grande conspiration monarchique. Avec de pareils sentimens, on irait tout droit au délire de la persécution. Mais cette indignation, souvent sincère, ne gratte que l’épiderme.