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Rainsford. La créature humaine, quel que soit son sexe, n’est bonne apparemment qu’à la condition d’être victime. Peut-être les jeunes filles américaines ont-elles trop de privilèges. Il en résulte que parfois elles ressemblent à cette dure et capricieuse Leah, qui n’aime que les hommages, son indépendance et sa beauté, qui défie l’opinion, se moque de tout le monde, a des idées arrêtées sur toutes choses, donne de rudes leçons aux ecclésiastiques, se fait présenter un beau garçon désagréable à sa mère, accepte ses bouquets malgré les conseils, court partout avec lui en tête-à-tête et répond à une timide admonestation : « Chère maman, n’essayez pas de me mettre le mors; jetez-moi plutôt les rênes sur le cou une bonne fois, laissez-moi prendre mon petit temps de galop. Je vous jure que je ne m’emporterai pas ! »

Miss Leah s’emporte cependant jusqu’à épouser le vaurien contre lequel on avait voulu la prémunir, jusqu’à entrer de force; pour ainsi dire, dans une famille qui ne veut pas d’elle, car Tracy Tremaine appartient au prétendu grand monde, que nous voyons avec un mélange de surprise et d’amusement s’imposer à chaque pas : cette république, au point de vue social, tient plus d’une mystification en réserve!

La mère de Tremaine ne peut faire grâce à la mère de Leah, l’éminente Mrs Romilly, sur laquelle se concentre toute l’estime de l’auteur, — Mrs Romilly, une fort honnête femme et une belle personne, qui, si elle eût possédé le don d’écrire, aurait, assure-t-il, doté la littérature d’ouvrages d’une haute valeur sur les questions humanitaires et philosophiques. Elle n’a rien fait imprimer, mais elle a parlé d’une façon entraînante ; elle a bravé pour cela le ridicule et la calomnie ; ses idées généreuses se sont épanchées dans des conférences qui lui ont valu d’être caricaturée en costume d’amazone, désignée par les gens timorés comme l’apôtre de réformes dangereuses, attaquée sans merci dans les feuilles dévotes. A la fin, elle s’est sagement aperçue que le progrès marche de lui-même, sans que ses partisans s’offrent en holocauste avec un tapage qui sert plutôt à le retarder; et elle se borne désormais à méditer dans la retraite les auteurs grecs et Herbert Spencer. Peut-être aurait-elle mieux fait d’élever sévèrement son indomptable fille, qui nous paraît beaucoup plus pénétrée des droits de la femme que de ses devoirs. Quoi qu’il en soit, l’alliance avec une émancipée convaincue d’avoir péroré en public, sur une plate-forme, contre le mariage et la religion, déplaît singulièrement à Mrs Tracy Tremaine douairière. Cette patricienne exaspérée jette à la tête de la femme forte les hauts faits d’une race illustre en Angleterre bien avant l’émigration qui l’a conduite sur d’autres rivages, race féconde en généraux, en hommes d’état, en diplomates, en dignitaires de l’église, lesquels