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sommes aujourd’hui ? Et quel moyen de se figurer que l’étincelle spirituelle, bien affaiblie, hélas ! chez un septuagénaire, soit de force pourtant à résister au souffle de la mort, quand il ne resterait rien de la jeunesse, de la virilité ardente et vigoureuse? Non, toutes les âmes qui ont animé la même créature se rejoindront un jour et Dieu rendra leur félicité parfaite en les unissant par un lien plus doux et plus fort incomparablement que tous les liens mortels. Ce ne sera qu’une vie unique, mais complexe, une harpe aux cordes multiples, qui, touchées l’une après l’autre ici-bas, formeront là-haut un sublime accord.

Du rêve Paul est passé à une foi ardente. Il compte sur la possession, dans les sphères éternelles, d’une Ida entrevue dès ce monde. La doctrine qu’il développe éloquemment a la vertu de consoler miss Ludington. Ainsi le fantôme qu’elle pleure l’attendrait quelque part?., elle le retrouvera?.. Pénétrée à son tour d’une joyeuse certitude, elle enlève le crêpe noir attaché au portait, en disant à Ida : « Pardon!.. Comment ai-je pu jamais te croire morte! » — Elle quitte le deuil, elle se complaît à entendre le récit des illusions de Paul. Le jeune homme vit plus que jamais en présence de sa bien-aimée. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour qu’il la rejoigne, l’épreuve de la mort ne sera point nécessaire ; aussitôt qu’un nouveau lui-même viendra remplacer le Paul qu’il est aujourd’hui, leur réunion pourra s’effectuer. Sans doute sa personnalité enfantine est déjà auprès d’Ida. Elle a reçu le petit Paul, qui lui tendait les bras il y a vingt ans.

Paul se nourrit de chimères qui, graduellement, deviennent des réalités. Peut-être la plupart des hommes de son âge trouveraient-ils une satisfaction médiocre dans ce commerce avec un esprit, mais l’amant de l’immatérielle Ida ne serait pas moins dédaigneux de ce que, de leur côté, ils appellent l’amour; pour lui, ce n’est qu’un appétit grossier. Aucune femme ne le ferait manquer à la fidélité qu’il voue à une image plus belle que toutes les beautés ensemble. Fier et sauvage, il écoute avec dédain le récit des conquêtes et des folies de ses condisciples. Que savent-ils de l’amour, ces malheureux? Qu’est-ce que leur sensualité peut avoir de commun avec la passion rare et délicate qui le remplit tout entier?..

Miss Ludington, après avoir fait ses délices de cette passion, s’inquiète bien un peu de l’avenir, elle a des scrupules en constatant le tour mystique et singulièrement exalté que prennent les pensées de Paul. Il n’y a pas d’inconvénient, pour une vieille fille comme elle, à dédier sa vie au passé, mais Paul pourrait faire de ses talens un meilleur usage que d’aligner des vers amoureux à une morte.