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s’est pas accompli ; lord Granville s’est obstinément refusé à lui envoyer Zebehr. Était-ce une faute ? Croirons-nous que Zebehr eût été dans les mains de Gordon un utile instrument, qu’il eût sauvé les garnisons, rétabli l’ordre dans le Soudan ou qu’il eût livré quelques mois plus tôt Khartoum au mahdi ? Un négrier, qui descend des Abbassides, est un personnage fort compliqué, et selon les circonstances ou le vent qui souffle, les âmes africaines sont capables des crimes les plus noirs ou des plus beaux dévoûmens. Ce qu’on peut admettre sans lui faire tort, c’est que Zebehr n’a de goût que pour les vertus qui rapportent beaucoup, qu’il eût vendu les siennes très cher au gouvernement anglais. Sans doute lord Granville a jugé que si la dépense était certaine, le résultat était fort incertain.

Désespérant d’en venir à ses fins, condamné à se passer de Zebehr, Gordon ne vit plus qu’une solution aux cruelles difficultés dans lesquelles il se débattait ; cette solution, c’était le Turc. Pourquoi le corps expéditionnaire anglais n’appelait-il pas à son aide les soldats du sultan, plus intéressé que personne à en finir avec le mahdi, qui parlait ouvertement de le détrôner, de détruire l’empire ottoman, de couper cet arbre pourri qui n’était plus bon que pour le feu ? L’Angleterre se devait à elle-même de reprendre Berber, de rouvrir la route du Sennaar, après quoi, l’honneur étant sauf, elle abandonnerait le Soudan au padischah, pour qu’il le gouvernât à sa façon. Quant aux provinces de l’équateur, Gordon les offrait généreusement au roi des Belges, en l’engageant à venir les chercher. « Que 3,000 Turcs, écrivait-il, débarquent à Massouah et marchent sur Kassala pour la débloquer, que 6,000 se portent de Souakim à Berber pour nous rejoindre à Khartoum. Qu’on s’empresse de leur donner deux millions de livres sterling et qu’on leur cède au plus vite le Soudan. Si vous le rendiez à l’Égypte, nous aurions avant deux ans un autre mahdi. Zebehr ou le Turc, vous n’avez pas d’autre choix. Que vous choisissiez l’un ou l’autre, l’esclavage fleurira dans le Soudan, mais vous serez tranquilles en Égypte. Si vous ne savez pas prendre votre parti, vous vous préparez mille ennuis, mille dangers, et vous ferez une campagne infructueuse et sans gloire, car le jour où vous quitterez Khartoum, le mahdi en prendra possession. Il dira tout haut qu’il vous en a chassés, et sa voix portera jusque dans l’Inde, ce qui vous sera fort désagréable. »

Le cabinet anglais goûta cette seconde proposition aussi peu que la première. De plus en plus, il se désintéressait du Soudan, il renonçait même à sauver les garnisons, il ne craignait pas de déclarer que le corps expéditionnaire qui se disposait à partir et qui ne partait jamais n’était destiné qu’à sauver Gordon, et Gordon s’en indignait : « Non, disait-il, ce n’est pas moi que vous viendrez sauver à Khartoum, c’est votre honneur en souffrance. Vous êtes liés par vos promesses,