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ou de Louise Bernard, d’Antony même ou d’Angèle? et les Mystères de Paris, pour la machination de l’intrigue, une certaine vérité des caractères, et l’intérêt vulgaire, mais puissant du récit, ne sont-ils pas fort au-dessus du Vicomte de Bragelonne ou de Vingt Ans après ? Mais aucun Frédéric Soulié ne continue parmi nous la notoriété de son père, et, pour veiller aux affaires de sa réputation, Eugène Sue n’a point laissé de fils. S’il en avait laissé, ce serait peut-être le nom d’Eugène Sue qui brillerait aujourd’hui de l’éclat du nom d’Alexandre Dumas, comme je suis persuadé que si Lamartine eût vécu jusqu’en 1885, tandis qu’Hugo serait mort en 1869, c’est à Lamartine que nous eussions fait les théâtrales et déclamatoires funérailles d’Hugo. Tant il est vrai que ni les chefs-d’œuvre, ni le génie, ni le talent ne suffisent, ni même l’art de les faire valoir, — lequel ne manqua sans doute à aucun de ceux que je viens de rappeler ; — mais il y faut encore du bonheur, de la chance, et cette petite part de fortune qui corrompt jusqu’à la justice de la postérité. Le vieux Dumas l’aura eue dans la personne de son fils, d’un fils qui laissera certainement une trace plus profonde que son père, une empreinte plus originale, une œuvre plus durable dans l’histoire de son temps; et à ce point que nous-même aujourd’hui, voulant essayer de ramener à ses vraies proportions la physionomie littéraire de l’auteur d’Antony, c’est à l’auteur du Demi-Monde que nous craignons de sacrifier quelque chose de notre liberté de parler.

Ce sont les romans d’Alexandre Dumas : les Trois Mousquetaires et Monte-Cristo, qui l’ont rendu le plus populaire, mais c’est l’auteur dramatique, néanmoins, que les auteurs dramatiques, et quelques critiques d’après eux, font profession d’admirer d’abord et surtout en lui. Je n’ai pas le droit de contester la sincérité de leur admiration; mais j’ai bien celui de constater qu’il s’y est mêlé, depuis tantôt quinze ans, une secrète intention d’abaisser les drames de Victor Hugo d’autant que l’on élevait les mélodrames d’Alexandre Dumas. On n’opposait ni ne pouvait opposer, et pour cause, à la préface de Crommwell aucune préface de Dumas, maison donnait à entendre qu’Henri III et sa Cour valait bien Marion Delorme. La grande bataille romantique n’était plus celle du 25 février, mais celle du 30 mars 1830 ; la vraie, la décisive, la triomphante victoire n’avait pas été remportée par Hugo sur la scène du Théâtre-Français, mais par Dumas sur celle de l’Odéon ; et le nom dans l’histoire littéraire n’en était pas Hernani, mais Christine, ou Stockholm, Fontainebleau et Rome. N’en finirons-nous donc jamais de transformer ainsi jusqu’aux questions de fait en question de personnes?

Les historiens de l’avenir décideront un jour ce procès de priorité, si toutefois, dans quelque cent ans, ils lui donnent encore ce que nous