Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/707

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

général, sont faux et d’une improbabilité trop criante? On peut admettre, avec un peu de complaisance, la fable du Verre d’eau on celle d’Adrienne Lecouvreur; mais qui peut admettre celle des Demoiselles de Saint-Cyr, ou qui peut supporter la donnée de Mademoiselle de Belle-Isle ? Contentons-nous pourtant, en ayant mis ici le nom de Scribe, d’avoir indiqué, par comparaison, la place d’Alexandre Dumas dans l’histoire du théâtre contemporain. Il a travaillé « dans le drame, » et Scribe « dans la comédie : » leurs qualités ne sont pas les mêmes, ni tout à fait de même nature; mais ce sont qualités du même ordre, qualités de métier plutôt que qualités d’art, et qui sont à peu près aux grandes qualités du poète ou de l’écrivain dramatique ce que sont les qualités d’un maître ouvrier du roman feuilleton à celles d’un grand romancier. Il y a, en effet, de deux sortes de qualités en littérature : celles qui sont proprement, uniquement littéraires; on les reconnaît à ce signe qu’elles n’ont pas d’emploi en dehors de la littérature ou de l’art; et celles qui trouvent leur usage dans l’art ou dans la littérature, mais qui le trouveraient aussi bien dans les affaires, dans le commerce ou dans l’industrie, dans l’administration ou dans la politique. Ni Scribe ni Dumas n’ont jamais possédé les premières.

Dramaturge puissant, mais d’ordre inférieur, l’auteur des Trois Mousquetaires fut-il un grand romancier? On ne peut nier qu’il soit quelquefois amusant, mais il est quelquefois aussi bien ennuyeux, et si, pour mon supplice, on me donnait le choix entre le Grand Cyrus et le Vicomte de Bragelonne, je ne sais trop, en vérité, auquel des deux je m’arrêterais. Combien en pourrais-je nommer d’autres! Mais je ne veux pas avoir l’air, en le faisant, de me venger de les avoir lus; et j’aime mieux reconnaître ce qu’il y avait d’assez neuf, à sa date, et d’assez attrayant dans cette conception du roman historique, telle qu’on l’entrevoit dans les meilleurs de Dumas : la Dame de Monsoreau, par exemple, ou les Trois Mousquetaires, ou le Collier de la reine. Évidemment, si l’on veut s’y plaire, il faut commencer par oublier le peu que l’on a jamais su d’histoire, et, sur les personnages dont on croyait connaître quelque chose, il faut se préparer à y rencontrer les notions les plus extraordinaires. C’est l’histoire de France racontée par un homme qui vient lui-même de la découvrir, et refaite par l’imagination la plus naturellement extravagante, mais surtout la plus enfantine. « Si un homme bien élevé devait raconter le dernier changement de gouvernement, — écrivait Macaulay, voilà bien des années, — il dirait : Lord Goderich a donné sa démission, et par suite le roi a envoyé chercher le duc de Wellington. Un portier racontera cette histoire comme s’il avait été caché derrière les rideaux du lit du roi à Windsor. » Nous avons tous en nous un concierge qui sommeille, et c’est à lui que s’adressent les romans d’Alexandre Dumas. Si donc les commérages vous sont insupportables, si vous n’admettez pas que les problèmes de l’histoire soient