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d’épargne. Pendant longtemps, il les a gardées chez lui, enfouies au plus secret de sa demeure et de son cœur. Le mot du duc de Morny a été bien souvent répété : « On ne sait pas tout ce qu’il y a d’argent en France dans les vieux bas. » A la vérité, je crains que les vieux bas ne commencent aujourd’hui à se vider. Mais il n’y a pas bien longtemps, ils étaient encore singulièrement bien garnis. Dans un petit canton de France que je connais, un homme d’affaires me racontait qu’il avait reçu, il y a quelques années, le paiement d’une parcelle de terre vendue par lui, en louis d’or dont les plus récens portaient l’effigie de Charles X et les plus anciens ceux de Napoléon Ier. Il y avait donc près de cinquante ans que ces louis étaient enfouis dans quelque cachette, et il avait fallu cette occasion unique peut-être d’une pièce de terre depuis longtemps convoitée pour les en faire sortir. La terre, tel est le véritable placement du paysan, l’objet de ses désirs constans, sa passion dominante, sa maîtresse, disait Michelet ; c’est pour lui la caisse d’épargne par excellence, celle qui garde le plus fidèlement l’argent reçu, et qui tôt ou tard en rend l’intérêt. On peut se convaincre de cette passion du paysan pour la terre par le prix élevé auquel, en ce temps de dépréciation de la grande propriété foncière, continuent cependant d’atteindre les moindres parcelles mises en vente dans les pays où la propriété est déjà divisée. Ceux-là aussi le savent par expérience qui ont eu à traiter avec des paysans pour l’acquisition de parcelles à eux appartenant et enclavées déjà dans un grand domaine. De vente, ils ne veulent pas entendre parler ; il y aurait à leurs yeux une sorte de déshonneur à ne plus rien posséder dans la commune où ils habitent et à devenir de propriétaires rentiers. L’échange est la seule opération à laquelle ils prêtent l’oreille, à condition, bien entendu, qu’elle leur soit avantageuse. Mais il leur faut toujours et avant tout de la terre.

Il est cependant une autre forme de placement pour ses économies qui est entrée peu à peu dans les habitudes du paysan français : c’est l’achat de valeurs mobilières. L’empire a le premier (ou plutôt le second, car la restauration avait déjà donné cet exemple) fait appel directement et sans intermédiaire au crédit public. La république a suivi le même procédé, et bien lui en a pris, car c’est à l’affluence des petites épargnes qu’est dû le prodigieux succès des deux emprunts qui ont servi à la libération du territoire. Dans le petit canton rural dont je parlais tout à l’heure, les versemens en argent furent assez peu nombreux le jour où fut ouverte la souscription au premier emprunt : les paysans se méfiaient. Le lendemain ils s’enhardirent, et on aurait pu les voir descendre au chef-lieu, cachant sous leur blouse qui un gros sac d’écus de 5 francs, qui un petit sac de