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dénonce « ce déluge d’explications qui inonde la ville et qui bientôt va gagner la cour. » Enfin il rappelle que, dans sa première préface, il avait protesté d’avance « contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisans et les lecteurs malintentionnés. » Nul doute que La Bruyère ne fût dans son droit en repoussant les interprétations que l’on prétendait donner de son œuvre. La critique et la satire des mœurs seraient impossibles si, en dépeignant les travers et les vices, on était censé attaquer des personnes et des êtres réels. La satire est générale; tant pis pour qui s’y reconnaît et pour qui l’on y reconnaît ! Voilà le principe, et certainement ce serait diminuer le livre des Caractères que de le rabaisser au niveau de la satire personnelle. Enfin, si l’on prend l’ensemble de l’ouvrage, il est certain que les généralités l’emportent de beaucoup sur les applications de personnes, quelque complaisance que l’on ait mise à en augmenter le nombre.

Néanmoins, il faut reconnaître aussi que La Bruyère n’a pas fait tous les efforts possibles pour éviter les applications particulières et que souvent, au contraire, il paraît avoir cherché à les provoquer. De nombreux passages ne sont pas seulement des observations abstraites et générales, mais des allusions à des choses et à des personnes réelles, et semblent avoir eu pour but d’attiser la curiosité. Même dans certains cas où l’application est encore un problème, il n’est guère douteux que La Bruyère n’ait eu des circonstances réelles devant les yeux, et si on en cherchait l’application, c’est bien à lui qu’il fallait s’en prendre ; car rien d’irritant comme un rébus inexpliqué. D’ailleurs il y a dans les clefs qui nous ont été transmises beaucoup plus d’applications certaines ou probables que l’on n’est tenté de le croire; et même, dans beaucoup de cas, les allusions sont évidentes et n’ont guère besoin de clefs. Toutes ne sont pas malveillantes et certaines d’entre elles n’ont rien de blessant pour personne. De nos jours, l’intérêt des clefs de La Bruyère a changé de caractère. Il ne s’agit plus de la satisfaction cruelle de reconnaître telle ou telle personne du monde dans tel ou tel portrait, ni du plaisir de voir déchirer ses propres amis. Tout cela a disparu avec la société de La Bruyère lui-même. Mais aujourd’hui nous aimons à rechercher sous des idées générales des faits individuels et concrets servant de base et de garant à la généralité. Les clefs, sous ce rapport, nous donnent une sorte de satisfaction scientifique. Elles nous apprennent sur quelle matière La Bruyère a travaillé : c’est sa propre expérience, ce sont les notes dont il s’est servi; sinon celles-là, au moins de semblables à celles-là, ce qui est pour nous la même chose. C’est une garantie de la vérité générale qu’on ait pu l’appliquer immédiatement à tels ou tels; car