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Après les rois et les ministres, c’est le tour des grand seigneurs, et surtout des princes du sang. C’est évidemment au prince de Conti que s’applique le passage suivant : « Il vient de mourir à Paris de la fièvre qu’il a gagnée à veiller la femme qu’il n’aimait pas ; » ce que La Bruyère cite non comme un exemple d’héroïsme, mais pour prouver que l’on fait souvent « par bienséance » ce que l’on ne ferait pas « par inclination et par devoir. » Et, en effet, le journal de Dangeau nous apprend que le 12 octobre 1685 « M. le prince de Conti a pris le parti de s’enfermer avec Mme sa femme (atteinte de la petite vérole), quoiqu’il ne l’eût jamais eue. » Il fut atteint lui-même le 1er novembre et mourut le 9. Mme de Sévigné fait allusion à cette mort dans une lettre du 24 novembre ; l’application n’est pas douteuse. Mais à qui La Bruyère s’adresse-t-il dans cette apostrophe célèbre terminée par le mot le plus sanglant : « Si vous êtes ne vicieux, ô Théogène, je vous plains; si vous le devenez par faiblesse,.. souffrez que je vous méprise. » Ce trait est bien fort, appliqué aux enfans des dieux, comme La Bruyère lui-même appelle les princes du sang. Cependant le nom de Théogène qui veut dire précisément la même chose (né des dieux), et cet autre trait : « D’un rang et d’une naissance à donner des exemples plutôt qu’à les prendre d’autrui, » nous apprennent qu’il s’agit bien ici de la plus haute naissance, et, par conséquent, des princes du sang. Le morceau a été appliqué à Vendôme, l’un des plus vicieux de ce temps, et qui ne voyait que des gens obscurs, selon Saint-Simon. Mais Vendôme, à cette époque, était corrompu depuis longtemps, et n’était plus d’âge à recevoir des conseils, comme la suite du couplet en contient. Il est probable, au contraire, selon M. Servois, que ce passage renferme une leçon indirecte de La Bruyère à son ancien élève, le duc de Bourbon[1], alors âgé de vingt-trois ans, et sur lequel on pouvait espérer encore d’agir en lui rappelant quelques-unes de ses qualités : « Si vous êtes sage, tempérant, modeste, etc.. » Saint-Simon dit également du duc de Bourbon qu’il n’eut pas d’amis, mais « des connaissances obscures, » ce qui semble bien se rapporter à ce que dit La Bruyère « de cette sorte de gens qui ont juré de vous corrompre. » Ici, il faut louer le philosophe d’avoir osé parler sur le ton d’un maître et de n’avoir pas fléchi devant la naissance et le rang.

Au-dessous des grands seigneurs nous rencontrons les courtisans, et avant tous le premier d’entre eux, dont la vie était bien l’exemple le plus extraordinaire des vicissitudes de la fortune chez es gens de cour. Qui ne reconnaîtrait Lauzun dans le portrait suivant : « Straton est né sous deux étoiles : malheureux, heureux

  1. On a pu supposer aussi qu’il s’agissait du duc d’Orléans, le futur régent.