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dans le même degré. Sa vie est un roman ; non, il lui manque le vraisemblable. Il n’a point eu d’aventures ; il a eu de beaux songes ; il en a eu de mauvais. Que dis-je? On ne rêve pas comme il a vécu. Personne n’a tiré d’une destinée plus qu’il n’a fait ; l’extrême et le médiocre lui sont connus, il a brillé, il a souffert, il a mené une vie commune... Il a exercé dans l’une et l’autre fortune le génie du courtisan... Le joli, l’aimable, le rare, le merveilleux, l’héroïque ont été employés à son éloge ; et tout le contraire a servi depuis pour le ravaler : caractère équivoque, mêlé, enveloppé ; une énigme, une question presque indécise. » Saint-Simon n’hésite pas à reconnaître Lauzun dans ce portrait ; car il écrit « qu’il a été un personnage si extraordinaire et si unique que c’est avec raison que La Bruyère a dit de lui qu’on ne rêve pas comme il a vécu. » Bussy, écrivant à Mme de Sévigné, appliquait à Lauzun un mot emprunté à un jeu du temps : « Je l’ai vu vif; je l’ai vu mort; je l’ai vu vif après sa mort. » Et Mme de Sévigné répondait : « J’admire l’étoile de Lauzun, qui veut encore rendre son nom éclatant quand il semble qu’il soit tout à fait enterré. » C’était, en effet, le moment où Lauzun revenait d’Angleterre, après la révolution de 1688, chargé de ramener en France la reine et le prince de Galles ; mais bientôt l’étoile pâlit de nouveau. « On lui ôte le romanesque et le merveilleux de l’aventure, elle est devenue quasi tout unie : voilà le monde et le temps. » Il est permis de croire que c’était encore à Lauzun que La Bruyère avait pensé dans une maxime antérieure qu’il a supprimée aux dernières éditions : « Une plus belle ressource pour un favori disgracié que de se perdre dans la solitude et de ne plus faire parler de soi, c’est d’en faire parler magnifiquement et de se jeter, s’il se peut, dans quelque haute et généreuse aventure. » On ne peut guère trouver que Lauzun auquel ce passage soit applicable. La Bruyère a dû le supprimer lorsqu’il lui eut consacré tout entier un nouveau portrait.

La Bruyère nous représente trois types différens de courtisans disgraciés : celui de Lauzun, qui se relève par quelque héroïque aventure ; celui de Vardes, qui traîne dans le monde les débris d’une faveur perdue ; et enfin celui du sage courtisan, qui choisit noblement la retraite et aime mieux disparaître tout à fait que de faire un nouveau personnage si différent du premier : « Il conserve le merveilleux de sa vie dans la solitude ; et, mourant pour ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soi qu’une brillante idée et une mémoire agréable. » Ces derniers traits ne peuvent guère mieux s’appliquer qu’à Bussy-Rabutin, que La Bruyère aimait à louer, parce qu’il avait été loué par lui. Bussy, en effet, avait été un des premiers à prendre connaissance du manuscrit des Caractères et à en présager le succès. La Bruyère le cite ailleurs avec Bouhours