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pour un des juges du goût. Ici il le flatte en le louant d’une sagesse qu’il n’avait guère, mais qu’il affectait volontiers ; car dans ses lettres à Mme de Sévigné ou à Mme de Scudéry, il se donne toujours pour un désenchanté qui place sa dignité dans la retraite, quels que fussent les amers regrets et les brûlans désirs que lui inspirent au fond les faveurs de la cour. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que l’allusion de La Bruyère.

Un autre courtisan illustre de la cour de Louis XIV, aussi brillant que Lauzun, qui ne s’éleva pas si haut, mais qui ne. tomba pas si bas, est La Feuillade. Deux passages de La Bruyère semblent lui être applicables, ou du moins lui ont été appliqués par les clefs. Voici le premier: « Quel moyen de vous définir, Téléphon? On n’approche de vous que comme du feu et dans une certaine distance, et il faudrait vous développer, vous manier pour porter de vous un jugement sain et raisonnable. » Le second passage, bien plus significatif, est celui-ci : « Il y a des gens qui gagnent à être extraordinaires; ils voguent, ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent ; ils parviennent en blessant toutes les règles de parvenir. » On comprend qu’il n’y ait pas beaucoup de choix pour découvrir ces courtisans extraordinaires : on ne peut guère en nommer qu’un ou deux, parmi les plus célèbres. Lauzun écarté (et beaucoup de traits du passage ne lui sont pas applicables), c’est le nom de La Feuillade qui se présente nécessairement, car personne n’a plus que lui porté la flatterie jusqu’à l’extraordinaire : « La Feuillade, dit La Fare dans ses Mémoires, fou de beaucoup d’esprit, continuellement occupé à faire sa cour, fit sa fortune par ses extravagances... Il imagina des choses à quoi tout autre n’eût jamais pensé, » par exemple l’expédition de Candie, qu’il fit à ses dépens. « Une des choses qui lui a le plus servi, ce fut de se brouiller alternativement avec tous les ministres. » Saint-Simon nous a laissé aussi de La Feuillade un portrait qui est le commentaire vivant du passage de La Bruyère : « De l’esprit, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie, gouvernée toutefois par l’ambition, avec une flatterie et une bassesse insignes pour le roi, firent sa fortune. Il a renouvelé les anciennes apothéoses fort au-delà de ce que la religion chrétienne pouvait souffrir. » On sait, en effet, qu’il avait élevé un autel au roi sur la place des Victoires. Enfin, Mme de Sévigné l’appelle « le courtisan passant tous les courtisans, » et Bussy, « un extravagant sachant faire des romans mieux que personne. »

Lauzun et La Feuillade sont les deux grands courtisans du siècle de Louis XIV, ceux qui ont mis de l’imagination dans leur vie et dans leurs ambitions : ce sont des romanesques. Voici maintenant le courtisan positif, le courtisan machine, gourmé, gonflé de ses