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ces lignes, il faudrait dire que l’amitié n’empêchera jamais nos moralistes de se permettre un trait méchant pour arrondir leur phrase : ce qui pourrait fournir un portrait dont La Bruyère serait le modèle au lieu d’en être l’auteur. Mais nous aimons mieux penser, malgré les apparences[1], que La Bruyère a parlé en l’air et sans allusion personnelle. Plus grave et plus violente est l’apostrophe suivante : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt... De telles gens ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être hommes ; ils ont de l’argent. » Les clefs nomment ici, parmi les partisans, Berlhelot père, fournisseur et commissaire-général des poudres ; mais peut-être est-ce injuste; car le roi, suivant Dangeau, l’estimait assez, et disait de lui qu’il était « l’homme d’affaires le plus capable de faire les recouvremens sans tourmenter les peuples. » Ce dernier trait lui ferait plutôt de l’honneur. On voit combien ici les noms sont difficiles à appliquer. On connaît le morceau d’un ton si solennel et si préparé qui commence par ces mots : «Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire » et qui se termine ainsi : « Un pâtre achètera un jour à deniers comptans cette royale maison... » Est-il vrai que Zénobie soit Catherine de Médicis, et que le pâtre enrichi soit Gourville ? Nous n’oserions pas l’affirmer. On connaît aussi le fameux portrait du riche et du pauvre, de Giton et de Phédon. On se donne la peine de chercher un nom pour Giton : et l’on nomme Barbezieux. Mais le portrait qu’en trace Saint-Simon n’a que peu d’analogie avec celui de Giton : « C’était un homme d’une figure frappante, extrêmement agréable, fort mâle, avec un visage gracieux et aimable... Personne n’avait autant l’air du monde, les manières d’un grand seigneur. » Est-ce là ce Giton que La Bruyère nous représente « le visage plein, les joues pendantes, l’estomac haut » qui « déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit, » qui « crache fort loin et éternue fort haut, » qui « dort le jour et dort la nuit. » Il s’agit ici d’un riche vulgaire et grossier, et non d’un homme de cour. C’est là évidemment un portrait anonyme. D’ailleurs, si l’on donne un nom à Giton, pourquoi n’en pas donner à Phédon? Le parallèle seul, un peu trop balancé, et même surchargé quelque peu de rhétorique, prouve qu’il s’agit ici de personnages de convention.

Il y a plus de vraisemblance dans les applications que l’on a faites des personnages que La Bruyère appelle les Saunions : « J’entends

  1. Il faut reconnaître qu’une satire semblable circulait dans le public, comme le prouvent ces vers du duc de Nevers :

    Ces illustres du temps, Racine et Despréaux
    Sont du mont Hélicon les fermiers généraux.