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rendu à la vertu ; c’est le portrait du vrai dévot, « qui prie autrement que des lèvres, hors de la présence du prince. » Tout le monde nomme ici le duc de Beauvilliers, l’ami de Fénelon, le gouverneur du duc de Bourgogne, celui dont Saint-Simon a fait un si beau portrait, « ne montrant pas sa dévotion, sans la cacher aussi et sans incommoder personne. » Enfin, pour en finir avec la religion, n’oublions pas le libre penseur ou, comme on disait alors, le libertin : « Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages et perdent le peu de religion qui leur restait. Ils voient de jour à autre un nouveau culte, diverses mœurs, diverses cérémonies; ils ressemblent à ceux qui entrent dans les magasins, indéterminés sur le choix des étoffes,.. ils sortent sans emplettes. » Ce passage, sans aucun doute, s’applique, comme le pense M. Servois, au célèbre Bernier, le voyageur, l’ami de Molière, l’élève et l’abréviateur de Gassendi, le collaborateur de Boileau dans l’Arrêt burlesque. Bernier est déjà l’homme du XVIIIe siècle : c’est un sceptique, et il a, dans ses voyages, perdu le peu de religion qu’avait pu lui laisser son goût pour Épicure.

La Bruyère, malgré son humeur mordante, sa misanthropie, ses traits amers et profonds, n’en reste pas moins l’homme du XVIIe siècle, l’élève de Descartes et de Pascal, le chrétien croyant à la religion comme il croyait à la monarchie. Nous avons peine à croire aujourd’hui à cette simplicité de l’âme dans un homme qui déchire tous les voiles quand il s’agit des mœurs et des personnes. Et cependant, il n’y a pas à douter, La Bruyère croyait ; il croyait même plus simplement que Pascal, et n’a pas connu les troubles étranges que celui-ci a traversés. C’est très sincèrement, et non pour couvrir ses satires, que La Bruyère termine son livre par un chapitre contre ces esprits forts « que l’on n’appelle ainsi, dit-il, que par ironie. » La Bruyère est un moraliste bien plus profond que Voltaire, mais il n’a rien de voltairien. Il est du monde de Bossuet et de Fénelon, de Racine et de Boileau, de Mme de Sévigné, de ce monde où l’on avait tant d’esprit et où l’on croyait pourtant. Il protestait contre la dévotion de cour, les lâches démonstrations des courtisans ; mais il détestait et flétrissait à la fois les « deux sortes de gens qui fleurissent dans les cours, les libertins et les hypocrites. » Tel est le genre de libre pensée qu’a connu le XVIIe siècle: un La Rochefoucauld, un Pascal, un La Bruyère, étaient certainement des esprits bien autrement hardis et profonds qu’un Bernier, un Guy-Patin, un Gabriel Naudé, un Lamothe-le-Vayer ; et cependant ceux-ci déjà représentaient le siècle nouveau, celui qui allait s’ouvrir après eux ; ils allaient triompher à leur tour avec Bayle et Voltaire. Voilà ce que La Bruyère ne pouvait deviner. Il fut le dernier apologiste; après lui, pendant un siècle, il n’y en eut plus.